Troisième et dernier article sur la présentation de l’état de l’art de la transformation interne par Lecko. Après l’hyperconnexion (Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau) et le numérique responsable (Numérique responsable : et si on arrêtait l’hypocrisie ?) on va parler d’intelligence artificielle dans l’environnement de travail.
Et je ne peux bien sur que vous recommander de télécharger cette étude très complète basée sur l’analyse des pratiques de 16 000 utilisateurs dans des situations de travail réelles.
2023 a vu l’explosion de l’IA générative, tant pour le grand public que pour les professionnels et 2024 a confirmé cette tendance avec une accélération de l’innovation et des questionnements quant à son intégration dans l’environnement de travail. D’où la question légitime : l’IA générative est-elle une véritable révolution pour la « digital workplace » ou une simple brique technologique de plus ?
L’irruption subite de l’IA générative
Si l’IA n’est pas un concept nouveau, l’histoire de l’IA générative est relativement récente. Le concept de « Transformer » a été officiellement partagé en 2017, et le lancement de ChatGPT date de novembre 2022. Ce dernier a mis l’IA générative sous le feu des projecteurs, forçant les autres acteurs du marché à lancer leurs propres solutions telles que Gemini de Google ou Claude d’Anthropic.
Contrairement aux chatbots traditionnels, qui se contentent d’indiquer des contenus existants, l’IA générative a la capacité de créer du contenu original. Ces modèles, basés sur des LLM (Large Language Models), sont entraînés sur d’énormes bases de données pour générer du texte, des images, des voix qui ressemblent à une production humaine mais ne sont ni plus ni moins que le produit d’un modèle probabiliste (l’IA ne crée rien, elle vous propose le texte le plus plausible et quand elle n’a pas assez d’information sur un sujet elle peut être victime d’hallucinations et vous raconter n’importe quoi).
L’IA générative dans en entreprise : du potentiel et des limites
Si l’utilisation de ChatGPT peut ressembler à de la magie dans un contexte général avec un « effet Wow » indéniable, les exigences en entreprise sont différentes (Pourquoi l’IA d’entreprise ne peut pas suivre la vitesse de l’IA grand public : au-delà de ChatGPT, une réalité plus complexe).
La fiabilité des réponses et la confidentialité des échanges sont essentielles et un modèle entraîné sur des données générales peut ne pas être suffisant pour les besoins spécifiques d’une entreprise. Par exemple, l’apprentissage de la langue française par ChatGPT peut être suffisant pour un usage courant, mais rien ne dit qu’il ne soit pour une synthèse de documents techniques avec un jargon spécifique. De même, l’apprentissage du droit français par un LLM nous permet il de lui faire confiance pour rédiger un contrat ?
Plusieurs méthodes permettent d’aller au delà de ces limites.
Tout d’abord contextualiser du prompt qui consiste à donner des instructions très précises à l’IA générative pour orienter sa réponse. Elle est surtout efficace pour des tâches simples avec un nombre limité de documents.
Ensuite viennent le RAG (Retrieval Augmented Generation) et le RIG (Retrieval Interleaved Generation). Ces techniques permettent d’intégrer les connaissances spécifiques de l’entreprise dans la conversation, en utilisant des sources de données internes ou externes, pour obtenir des réponses plus pertinentes. Le RAG permet surtout de prendre en compte des données propres à l’entreprise sans avoir à recréer un LLM.
Toutefois créer et entraîner son propre modèle d’IA représente pour une entreprise un investissement majeur que peu peuvent se permettre. Un cycle d’apprentissage pour un modèle comme GPT-4 est estimé à 12 millions de dollars selon l’étude (en ce qui me concerne les chiffres que j’ai trouvé donnent bien ce chiffre pour GPT-3 mais 63 millions pour GPT4 (How Much Did It Cost to Train GPT-4? Let’s Break It Down)) sans même parler de l’impact environnemental. A ce prix on attend un ROI plus que tangible même si on peut aussi y voir une étape intermédiaire nécessaire avant d’en récolter les fruits dans un futur plus ou moins longtemps et une manière de ne pas se faire décrocher dans la courbe d’apprentissage (ROI Vs. RONI : pourquoi les entreprises doivent investir dans l’IA malgré un ROI incertain).
L’adoption de l’IA générative en entreprise : un chemin encore long
Malgré l’engouement pour l’IA générative et contrairement à certains discours optimistes laissant entendre que ça ne serait qu’une formalité, son adoption dans le milieu professionnel est loin d’être généralisée.
Selon une étude réalisée par l’IFOP, 57% des utilisateurs d’IA le font à titre personnel, contre seulement 18% à titre professionnel. 25% l’utilisent dans les deux contextes. Le recours à l’IA dans un cadre professionnel reste donc limité et progresse lentement.
Pourtant, l’usage de l’IA sans en informer sa hiérarchie, le « shadow AI » a diminué, contrairement là aussi à certaines idées reçues (Half of workers use unauthorized AI at work and don’t want to quit-passant de 68% à 51% en un an. Cela signifie toutefois qu’une partie non négligeable des usages professionnels de l’IA se font encore « en shadow » avec les risques que cela comprend et on ne sait pas si les 17% qui ont arrêté ont tout bonnement abandonné l’IA ou s’ils sont passés sur une plateforme d’entreprise officielle.
Sans surprise, les entreprises ont du mal à suivre le rythme d’innovation des éditeurs, et l’adoption de l’IA est plus lente que son développement (Nous n’avons pas besoin de meilleures IA, mais d’une meilleure compréhension de l’IA). Les usages expérimentaux se font souvent d’abord dans la sphère personnelle ce qui ne présume en rien de la capacité à les professionnaliser par la suite, on l’a bien vu avec les réseaux sociaux.
Des bénéfices nuancés pour l’IA en entreprise
L’IA générative offre des avantages indéniables dans de nombreux cas d’usage que l’étude liste :
- Génération de contenu : rédaction d’e-mails, de documents, d’articles…
- Analyse et synthèse : résumer des documents, analyser des données…
- Recherche d’informations : interroger des bases de données, trouver des documents…
- Traduction : traduire des textes et des documents dans différentes langues.
- Support client : chatbots, assistance virtuelle…
Cependant, les gains de productivité annoncés sont loin d’être au rendez-vous. Si une étude mentionne des gains de productivité de 40% voire plus, ces gains sont surtout valables pour des tâches très précises et circonscrites, comme résumer un texte, rédiger un courriel simple ou interroger un document pour rechercher une information. Dès que la tâche fait partie d’un processus plus complexe, en plusieurs étapes, le bénéfice est moins important. On en revient à la différence entre des gains au niveau des tâches et au niveau d’un process (IA en entreprise : aller au delà de l’augmentation pour enfin transformer). De plus je suis toujours sceptique quand, pour ce type d’usage, on ne regarde que la dimension quantitative sans regarder la dimension qualitative (Productivité : et si la qualité était la nouvelle quantité ?).
De plus, il faut également prendre en compte le temps nécessaire pour converser avec l’IA, mettre au point le prompt, vérifier et ajuster le résultat en procédant par itérations. En résumé, l’IA générative est particulièrement bénéfique sur des tâches répétitives et récurrentes, en tout cas à ce jour.
En tout cas on est loin de la révolution annoncée.
Les enjeux de l’IA générative
L’intégration de l’IA générative dans l’environnement de travail soulève donc plusieurs enjeux majeurs.
Tout d’abord les données. Comment intégrer les données spécifiques de l’entreprise sans créer un nouveau modèle ? Comment assurer la confidentialité de ces données ?
Ensuite se posent des question d’éthique et des considérations sociétales.L’IA peut-elle reproduire des biais ? Comment éviter les discriminations ? L’IA va-t-elle remplacer des emplois ? (Les défis que pose l’IA ne sont pas technologiques mais il faut y répondre aujourd’hui)
Se pose également la question de la réglementation et de comment encadrer l’usage de l’IA pour éviter les abus, surtout en Europe où à défaut d’être des leaders innovants on se sert de la réglementation à des fins quasi protectionnistes sous couvert d’éthique (L’AI Act Européen pour les nuls).
Et enfin comme on l’a vu dans mon précédent article il y a l’impact environnemental. L’IA générative est énergivore et consomme beaucoup d’eau. Par exemple, la construction du modèle GPT-3 a consommé 1 287 MWh d’énergie et 700 m3 d’eau.
L’ère des agents et une IA plus autonome
L’année 2024 marque l’arrivée de « l’ère des agents », l’IA agentique. Ces IA génératives sont capables de percevoir leur environnement, d’interagir avec lui et d’exécuter des tâches complexes de manière autonome(Salesforce’s Vision for the Future of Work Is Agentforce 2.0 et Agentic AI in process management). Un agent IA générative est un programme qui exécute des tâches en autonomie sur la base d’un ensemble de paramètres. On peut le voir comme une évolution des programmes d’automatisation déjà existants.
Cette évolution est notamment due aux capacités techniques apportées par les LLM, notamment la fenêtre contextuelle (l’ensemble des informations accessibles et pertinentes pour une IA à un moment donné pour générer une réponse ou prendre une décision). Les agents IA peuvent, par exemple, traduire un texte à partir d’un document, ou demander des informations sur une réunion à venir, en exécutant des tâches de fond de manière coordonnée.
Cette évolution tombe à mon avis à brule pour point. En en parlant récemment avec des praticiens de la digital workplace la même question revenait souvent : « d’accord la génération de texte c’est amusant et il y a un coté magique au début mais ça ne concerne pas tout le monde et va difficilement justifier son coût économique et environnemental donc maintenant on fait quoi pour vraiment avoir un impact productif à grande échelle?« .
C’est dans ce sens que va l’IA agentique et parfois même sur des choses aussi simples qu’importantes. Lors de la présentation de cette étude comme l’avant veille au salon HR Technologies j’ai pu par exemple voire une démonstration très convaincante de LumApps qui propose de facilement concevoir micro applications qui permettent de piloter des outils et workflows métier d’application tierces depuis la digital workplace, grâce à l’IA. Pour moi qui ait toujours considéré que dans un environnement de travail de plus en plus éclaté l’adoption des outils non essentiels passait par l’interopérabilité (les utiliser au travers d’un outil qui, lui, est central ou rendre un outil a priori non essentiel central en lui permettant de piloter les autres) j’ai vu là la chose la plus intéressante et intelligente en matière de digital workplace depuis fort longtemps.
Conclusion
L’IA générative est une technologie prometteuse, mais il faut se montrer prudents et réalistes quant à son intégration dans l’environnement de travail. Les entreprises doivent être conscientes des bénéfices potentiels, mais aussi des limites et des enjeux liés à son utilisation.
Comme on l’a déjà vu à maintes reprises par le passé le meilleur n’est ni l’humain ni la machine mais l’humain qui sait utiliser la machine (Le second age des machines). Le succès réside dans une collaboration intelligente entre l’humain et la machine, donc d’une appropriation qui est aujourd’hui loin d’être effective en contexte professionnel, afin que l’IA devienne un outil au service de l’efficacité et de l’innovation, tout en respectant des considérations éthiques et légales, de sécurité des donnée et environnementales.
Image : Gen IA de BOY ANTHONY via Shutterstock.