People Centric Operations : adapter travail et opérations aux travailleurs du savoir

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Il est difficilement compréhensible qu’en 2024 dans la plupart des entreprises travail et opérations soient toujours organisées comme à la grande époque du Taylorisme, notamment dans le monde des travailleurs du savoir qui génèrent plus de 50% du PNB des économies développées (AI revolution: how will it affect employees?).

Regrettable mais vrai.

« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt« 

The Newyorker – Slack Is the Right Tool for the Wrong Way to Work

Si, toujours selon ce même Drucker « La contribution la plus importante du management au 20e siècle a été de multiplier par cinquante la productivité des travailleurs manuels. La contribution la plus importante du management au XXIe siècle sera d’augmenter la productivité des travailleurs du savoir – avec un peu de chance, du même pourcentage » mais, comme il le constatait lui même « En grande partie, ce que nous appelons management consiste à compliquer le travail des gens« .

Et quand on parle de compliquer le travail des gens on parle également de process, de dette organisationnelle (How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth).

Pour en revenir aux travailleurs du savoir, ce qui les distingue du monde taylorien qui visait à répliquer la perfection à l’infini et où ne devait exister qu’une manière de faire alors que dans le monde du travail du savoir où l’on gère principalement des cas uniques et des exceptions une même méthode peut amener à plusieurs manières de faire et autant de résultats différents.

D’où le questionnement de nombreuses entreprises dans ces industries, dans les services pour trouver un modèle, une approche plus adaptée à leur réalité qui veut sortir de la complication opérationnelle et administrative pour aller vers plus de simplicité et de flexibilité (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué).

Mais pour y parvenir il faut changer de paradigme et admettre que cela ne peut fonctionner qu’en faisant confiance à l’intelligence individuelle et collective et abandonnant dogme de la soumission totale de l’individu au process pour lui reconnaitre le droit d’influer sur eux et de les adapter (Les salariés doivent suivre les process. En êtes-vous sûrs ?).

C’est un domaine de recherche et d’expérimentations qu’on nomme les People Centric Operations. Car, heureusement, les exemple d’entreprises qui fonctionnent autrement existent même si elles ne sont pas légion.

People Centric Operations : de quoi parle-t-on ?

Les People Centric Operations redéfinissent la gestion des opérations en plaçant les individus au centre des décisions et des processus. Elles reposent sur trois principes fondamentaux (People-Centric Operations: Achievements and Future Research Directions).

Tout d’abord la reconnaissance de la contribution individuelle et de son impact : chaque employé apporte des savoirs et des talents uniques qui influencent directement les performances. A l’inverse du monde manufacturier, le talent individuel et collectif des salariés compte autant voire plus que le process dans la réussite de l’organisation.

Ensuite la nature évolutive de ces talents. Les collaborateurs ne sont pas là pour répliquer le même geste à l’infini mais leurs compétences doivent évoluer avec le temps ce qui nécessite des programmes de formation continus, le partage de connaissances entre pairs et la possibilité d’apprendre de son expérience (learn on the job).

Le dernier est l’autonomie dans la prise de décision. Ce sont les décisions des individus dans le cadre de leur travail qui ont un impact sur la performance de l’organisation, plus que celles de ceux qui organisent le travail dès lors que ces derniers imposent un cadre contraint au lieu de fixer un cadre au sein duquel ils permettent autonomie et flexibilité. Le manager doit contrôler le cadre, pas le travail (Comment aimer le contrôle et ne pas être un poids pour soi et ses équipes ?).

Pour une organisation apprenante et résiliante

Qu’attendent les entreprise de cette approche ? Sans surprise la réponse est la réponse à tous leurs problèmes dus, en partie, à des manières d’opérer et manager peu en phase avec le monde d’aujourd’hui (et même celui d’hier).

En premier lieu la résilience avec des organisations qui font plus facilement aux changements et à l’imprévu grâce à la capacité des collaborateurs de terrain de prendre des décisions et s’adapter sans attendre qu’on leur dicte la conduite à tenir. C’est d’une certaine manière le principe de subsidiarité appliqué à l’entreprise. Une participation des collaborateurs qui peut aussi prendre place en amont non plus pour s’adapter mais pour penser l’organisation du travail (Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche).

On en attend également de l’innovation. En valorisant et libérant la créativité des employés, les organisations peuvent développer des solutions novatrices de manière très réactives.

De telles approches améliorent également l’engagement des collaborateurs dans la mesure où elles contribuent à aligner leurs objectifs personnels sur ceux de l’organisation (La quête de sens : comment aligner les aspirations individuelles avec les objectifs de l’entreprise ?).

Certains y voient un outil de transition vers de nouvelles formes de management voire une des composantes d’un management mettant l’accent sur l’autonomisation, la collaboration et la confiance. Une transformation qui nécessite une décentralisation des processus (How To Transition To The ‘Next Management).

Mais on en attend surtout et avant tout de l’efficacité opérationnelle, de la productivité, de la qualité (Productivité : et si la qualité était la nouvelle quantité ?) en tant que résultante d’une forme de simplification à l’opposé de la complication rampante des organisations (La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé).

Une réflexion en cours mais encore inaboutie

Si le concept est séduisant il faut reconnaitre qu’il est dans l’air du temps depuis longtemps sans qu’on puisse dire que ça ait accouché de quelque chose de vraiment renversant.

Tout a bien sûr commencé avec Peter Drucker quir avait identifié le travail intellectuel comme le défi clé du XXIᵒ siècle.

« Les nouveaux travailleurs du savoir n’étaient plus des employés nécessitant une supervision directe. Ils étaient indépendants et possédaient des connaissances spécialisées dans des domaines ne relevant pas de l’expertise de la direction. Le travail de la connaissance était autonome et transférable.« 

« les travailleurs du savoir n’ont guère besoin d’être motivés pour effectuer leur travail. Toutefois, le défi consistait à aligner le travail de la connaissance sur la mission de l’organisation et à empêcher le cloisonnement des domaines de connaissance spécialisés. »

The Future of Knowledge Work: What Drucker can teach us

Lucide, mais 50 ans plus tard a-t-on fait le moindre progrès ?

Drucker a visiblement laissé beaucoup de monde orphelin : « Nous savons peu de choses sur la manière d’améliorer les performances des travailleurs du savoir, ce qui est très regrettable » (Process Management for Knowledge Work) mais on on revient aux mêmes conclusions.

« Une possibilité beaucoup plus attrayante est que l’orientation vers les processus soit bénéfique pour les travailleurs du savoir – qu’ils bénéficient de la discipline et de la structure qu’apporte un processus, tout en restant libres de faire preuve de créativité et d’improvisation lorsque cela s’avère nécessaire et souhaitable« .

Retour à la case départ car en distinguant différents type de travailleurs du savoir cette même travail de recherche nous dit :

« Les travailleurs « collaboratifs », qui représentent un défi pour les managers axés sur les processus. Ces travailleurs ont généralement une approche plus itérative et collaborative du travail, pour laquelle il est plus difficile de discerner des modèles. Ils peuvent contester l’existence d’une quelconque structure dans leur travail – « chaque jour est différent », m’ont-ils souvent dit.« 

Et toujours la même conclusion.

« Tout effort visant à modifier la façon dont le travail est effectué nécessite une dose de processus – la conception de la façon dont le travail doit être effectué – et de pratique, une compréhension de la façon dont les travailleurs individuels réagissent au monde réel du travail et accomplissent les tâches qui leur sont assignées« .

Heureusement, plus près de nous des chercheurs de l’INSEAD ont essayé à leur tour de dépoussiérer le sujet en admettant que les individus ne doivent plus être considérés comme de simples variables dans les processus, mais comme des acteurs clés de la performance organisationnelle. ces recherches insistent sur le besoin de créer des systèmes qui favorisent le développement des compétences et la prise de décision autonome (Putting People at the Centre of Operations).

Si a ce jour rien de tout cela ne débouche sur un cas concret et son étude on trouve toutefois des exemples très similaires dans leur inspiration, ce qui est peut être mieux : en matière d’innovation managériale à un moment donné il faut éviter de tomber dans une réflexion dogmatique sans fin et, au contraire, faire preuve de pragmatisme.

Des exemples Concrets de People Centric Operations

Il n’y a pas besoin de chercher loin pour trouver un exemple d’une organisation qui s’est construite selon une approche similaire aux People Centric Operations.

En effet, avec tribus et des Squads, Spotify incarne très bien le concept. Pour ceux qui auraient échappé à la nombreuse littérature managériale sur le sujet, chez Spotify les squads sont des équipes autonomes responsables de leurs projets, dans le but de favoriser la collaboration et l’innovation (Spotify engineering culture (part 1) et (part 2)).

Cette approche permet de maintenir une agilité organisationnelle dans un environnement technologique en évolution permanente et si d’aucuns trouveront qu’on est plus dans le design organisationnel que dans les opérations l’idée est bien la même.

Si l’on remonte plus longtemps dans le temps on peut aussi noter que le monde manufacturier avait cherché à trouver les remèdes à ses défauts, chose à laquelle le monde du travail rechigne. Chez Toyota, des les années, depuis les années 50, le Kaizen encourage les employés à proposer des améliorations sur la chaîne de production (What Really Makes Toyota’s Production System Resilient).

On s’écarte peut être un peu des PCO qui, dans l’esprit, demandent une adaptation en temps réel (logique, il n’y a pas de machine et de flux physique) d’ailleurs l’objectif était la standardisation ce qui n’est pas totalement le cas dans le travail du savoir (encore une fois la logique de production et la matière sont différentes) mais on est dans la même logique. A noter qu’il ne s’agit pas là d’un système de gestion de la production mais d’une approche de management des gens ! Preuve que l’on peut concilier les deux : rigueur d’un côté, adaptabilité de l’autre.

Plus proche de nous il y a la révolution insufflée par Satya Nadella chez Microsoft en donnant la part belle au leadership inclusif, l’apprentissage continu et la collaboration agile (Hit Refresh by Satya Nadella). Nadella insiste sur la nécessité de considérer chaque employé comme une source d’innovation et renforcer la capacité des équipes à collaborer efficacement et à adopter une mentalité d’amélioration continue.

Et puis, par honnêteté intellectuelle il faut bien citer un contre exemple. Je parle bien sur de l’Holacracy chez Zappos même si je pourrais mettre à peu près toutes les entreprises qui se prétendaient libérées à l’époque dans le même sac. J’avais des doutes dès l’orginine (L’holacracy chez Zappos : ni chef ni hiérarchie. Vraiment ?) et j’avais raison. La démarche a été perçue comme complexe et parfois déroutante pour les employés, nécessitant un apprentissage intensif et beaucoup d’employés ont quitté l’entreprise, incapables de s’adapter au nouveau modèle.

C’est exactement pour cela que je disais qu’il ne fallait pas être dogmatique en la matière. L’idée de départ était certainement bonne mais sa mis en œuvre a été perçue comme complexe et parfois déroutante pour les employés, ce qui est tout l’inverse de la logique de simplification et de flexibilité dont on parle.

Conclusion

Le chemin vers des opérations réellement centrées sur les individus est encore long et semé d’embûches. Les idées ne manquent pas, et les exemples, bien que rares, montrent que des approches pragmatiques peuvent transformer nos organisations.

Cependant, pour passer de la réflexion à l’action, il est faut surmonter les résistances au changement, rompre avec certains dogmes et accepter une certaine prise de risque.

Le statu quo est encore solidement ancré dans de nombreuses entreprises, même dans les secteurs du savoir, où il est pourtant le plus inadapté. Mais peut être que c’est la nature même des flux de production intangible qui rend toute amélioration compliquée…si cela ne se voit pas on ne peut rien améliorer contrairement à une usine (L’open space n’est pas une usine mais parfois vous devriez le regarder ainsi).

Les entreprises qui sauront adopter la simplicité, la flexibilité et la confiance comme piliers de leur fonctionnement auront l’opportunité de faire la différence sur le marché.

Mais le plus grand risque aujourd’hui est de se perdre dans une réflexion stérile, alors que l’urgence est bien réelle. Les organisations de demain seront centrées sur les individus ou elles seront peu efficaces et performances.

Image : process agile de VectorMine via Shutterstock

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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