IA : qui imposera sa loi sur la scène géopolitique ?

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Au delà des annonces d’investissements et des engagements sur l’éthique le vrai enseignement du dernier sommet de Paris sur l’IA est la fissuration du monde en deux ou trois blocs qui ne luttent pas pour une suprématie technologique mais politique et économique (Sommet sur l’IA : vrai succès ou cache misère pour l’Europe ?) au travers de la technologie (« Le techno-féodalisme était une hypothèse, avec le tandem Trump-Musk, on a sa réalisation »).

L’IA est le nouveau Berlin

Dans cet article je me permettais de comparer ce sommet au blocus de Berlin qui en son temps a acté la division du monde en deux blocs idéologique irréconciliables qui allaient lutter pour imposer leur domination par tous les moyens avec le même message envoyé par le leader de chaque bloc aux pays satellites : « je t’asservis ou tu es un ennemi ».

Berlin n’était pas sujet mais terrain de jeu comme la technologie et notamment l’IA au regard de son potentiel l’est ici.

On se retrouve donc avec trois blocs aux contours mouvants.

L’un est composé des Etats-Unis qui ont désormais décidé de la jouer solo.

Pour le reste les contours sont plus mouvants et l’avenir nous dira ce qu’il en est.

On aurait pu penser qu’on y trouverait d’un côté la Chine et ensuite des pays refusant de s’aligner sur aucun des deux avec en tête de file l’Europe mais le fait que les chinois aient signé la déclaration sur l’éthique avec l’Europe et sans les USA pose question sur la solidité réelle de l’attelage.

L’IA est donc le nouveau Berlin et l’histoire nous dira si l’éthique et la régulation sont le nouveau rideau de fer.

Une ligne de fracture nette

En tout cas la fracture entre d’un côté les USA et de l’autre a minima l’Europe est nette et elle se matérialise sur un antagonisme que l’on pourrait résumer par « éthique contre liberté d’expression » et « regulation contre innovation« .

Après je ne pense pas qu’il faille dire à ces grands concepts plus qu’ils ne veulent dire. On est, on l’a dit, dans une logique de domination/soumission aussi bien politique qu’économique et sachant qu’à ce jour l’avance des USA est incontestable chaque bloc se réfugie derrière les valeurs qui correspondent le mieux à sa situation.

Celui qui a l’avantage et est le plus fort veut combattre à terrain découvert et faire valoir sa puissance, le plus faible érige des protections pour éviter la confrontation frontale le temps, qui sait, de se renforcer.

Montrez moi quelqu’un qui se protège je vous montrerai quelqu’un en position de faiblesse…ça n’est pas une critique mais un constat et un comportement logique qui prouve une certaine intelligence situationnelle.

Maintenant qu’on a dit tout cela, quels sont les scénarios que peut nous réserver l’avenir sachant que comme le disait Pierre Dac « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir » ?

Quels sont les facteurs qui vont dessiner le futur ?

Je vois 5 facteurs qui vont influer ce que l’avenir nous réserve.

Politique et diplomatie.

On parle ici de la capacité ou non des décideurs à faire fi de leur divergences idéologiques et politiques pour s’entendre sur des normes communes.

Pression de l’opinion publique.

En Europe la sensibilité par rapport à la protection des données et la peur d’une technologie incontrôlée (a fortiori lorsqu’elle est étrangère) est historiquement élevée alors que les Etats-Unis penchent davantage vers l’innovation et la libre entreprise même si au gré des changements de majorité le mouvement de balancier peut s’inverser.

Mais si Trump n’est là que pour 4 ans il y a fort à penser que le mouvement qui l’a porté à la Maison Blanche (anti woke, pro free speech, pro entreprises US) est là pour durer.

• Recherche et innovation.

L’importance des investissements en R&D, la disponibilité des talents mais surtout la capacité à convertir la recherche en quelque chose d’opérationnel et commercialisable sera clé pour la compétitivité de chaque région.

• Les entreprises

Les géants de la tech comme les GAFAM, les fabricants de processeurs comme Nvidia etc ont un pouvoir de lobbying fort même s’il ne faut pas exclure certaines industriels européens qui même hors de la tech proprement dite ont une capacité à peser et se faire entendre (Airbus…)

• Sécurité nationale

Cybersecurité, collecte et analyse de données personnelles, systèmes autonomes peuvent cristalliser les oppositions et générer aussi bien des positions hyper protectionnistes que des alliances improbables.

En fonction de tout cela voilà ce qui peut nous attendre.

#1 : L’Europe impose sa vision

Dans cette hypothèse l’IA Act européen (L’AI Act Européen pour les nuls) devient un standard de fait, comme le RGPD a pu l’être pour la protection des données et en vertu du « Brussels Effect » (The Brussels Effect. How the European Union Rules the World) les pays tiers adoptent des règles proches pour se faciliter l’accès au marché européen.

Dans ce cas l’Europe affirme un leadership réglementaire, des tensions vont naitre avec les entreprises américaines et surtout les GAFAM qui vont devoir se mettre en conformité mais vont ralentir la commercialisation des technologies les plus avancées en Europe, et la mise en place de différents mécanismes de contrôle/sanction renforceront la confiance de la population dans la technologie.

#2 : Les États-Unis conservent la suprématie technologique et mènent la danse

Dans cette hypothèse l’écosystème US (entreprises mais aussi fonds d’investissements, universités et labos de recherche en soutien) maintient son avance et, surtout, s’en tient à un cadre réglementaire autorégulé qui profite à une innovation rapide.

Dans ce contexte l’UE va peiner à créer des champions, encore moins des licornes et, surtout, ne conservera pas ses talents qui iront renforcer les rangs des leaders américains.

Une régulation minimale sera mise en place au niveau mondiale avec des standards bas, notamment sur l’éthique, permettant à la tech américaine d’envahir le monde en innovant plus rapidement quitte à rester aux portes de l’Europe qui s’ostracise. On se retrouve avec un marché fragmenté en raison de standards différents mais avec ses standards élevés l’Europe s’affaiblit peu à peu seule dans son coin.

#3 : Une nouvelle victoire de la coopération transatlantique

On a tendance à l’oublier dans le contexte qui est le notre mais la coopération transatlantique a quand même quelques beaux résultats à son actif.

Dans cette hypothèse la pression d’un autre bloc, a priori la Chine, pousse européens et américains à cesser de s’opposer pour faire front commun face à un danger qu’ils estiment plus grand que leurs divergences, avec notamment des forums de coopération renforcés.

Sans aller jusqu’à l’uniformisation totale des standards techniques et éthiques partagés sont mise en place même si on laisse de la place pour les spécificités locales avec une sorte de principe de subsidiarité.

Ce front commun aura des effets collatéraux bénéfiques comme la fin de certaines disputes sur des questions comme la responsabilité numérique, la fiscalité numérique, les droits de douane sur les matériaux clé etc.

Mieux, USA et UE pèsent ensemble dans des instances comme le G7 pour imposer des normes mondiales.

#4 : Fragmentation du monde et des marchés

Dans cette hypothèse personne ne s’entend sur rien sur l’éthique, les usages militaires de l’IA, la responsabilité etc…

Là on voit plusieurs blocs se constituer sur la base leur vision de la régulation : USA (faible), Europe (forte), Chine (politique) et les autres qui s’alignent au cas par cas.

Ce scénario est une catastrophe commerciale avec un marché balkanisé où les couts d’adaptation de la technologie à chaque marché sont énormes car chaque bloc développe ses propres standards technologiques et éthiques qui entrainent un protectionnisme de fait.

Comme à la « grande » époque de la guerre froide les grandes puissances vont essayer d’exporter leur influence chez les autres. C’est la fin d’une ère de progrès économique et technologique qui finira engluée dans la diplomatie et les luttes d’influence.

Dans le pire des pires scénarios on peut même voir le bloc Européen éclater. Scénario extrême, soit, mais lors du dernier sommet de Paris on a bien senti la France se lasser des lourdeurs européennes et commencer à jouer sa carte parfois en solo.

Conclusion

L’histoire nous apprend qu’après la divergence viennent souvent la raison et la convergence..sauf lorsqu’elle n’arrive pas et là elle nous enseigne que le pire est toujours possible. Et au regard de la situation actuelle rien ne nous dit que le passé puisse beaucoup nous éclairer sur le passé.

La « victoire » européenne » est une vue de l’esprit digne d’un scénario de science fiction, une hégémonie américaine est aussi peu souhaitable qu’improbable car la Chine est là. La raison pousserait à parier sur la coopération transatlantique et le pragmatisme à se préparer à la possibilité d’une fragmentation destructrice.

Image : EU vs USA de rawf8 via Shutterstock.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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