Pourquoi dirigeants et experts commettent il de grossières erreurs quant il faut anticiper l’avenir ?

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Comme on le dit souvent « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir » (Pierre Dac. Pourtant on pourrait s’attendre à ce que des gens qui ont réussi dans un domaine et sont considérés comme des experts, des références, soient pertinents et clairvoyants lorsqu’il s’agit d’envisager le futur mais il n’en est rien.

« Il n’y a aucune raison pour qu’un individu ait un ordinateur chez lui.” disait Ken Olsen, fondateur de Digital Equipment Corporation en 1977. Près de 50 ans plus tard cela ne peut que nous faire rire et ça ne serait pas si grave si c’était l’exception qui confirme la règle.

Mais des exemples de ce type on en a des tonnes.

Cela fait des années que je note toutes les prédictions farfelues sur lesquelles je tombe et en les relisant je me suis dit que leur nombre cela valait la peine de se pencher un peu dessus et de découvrir s’il existait des « patterns » communs qui expliquent pourquoi de grands dirigeants reconnus peuvent se tromper à ce point, qui seraient autant d’écueils à éviter pour se protéger de soi-même et de ses propres biais.

En cherchant ce que ces prédictions avaient en commun j’ai donc trouvé un certain nombre de biais de pensée récurrents, souvent liées à des biais cognitifs, des limitations dans la compréhension des innovations ou des dynamiques de marché ainsi qu’une incapacité à envisager des transformations radicales.

Prévision n’est pas prédiction

Avant d’aller plus loin il faut bien avoir conscience de la différence qui existe entre prévisions et prédictions.

Une prédiction est une déclaration intuitive ou spéculative sur un événement futur, souvent basée sur des croyances ou des hypothèses subjectives. Elle repose peu sur des données ou des analyses méthodiques et s’appuie davantage sur des opinions personnelles ou des tendances générales. Par conséquent, elle est moins structurée et son niveau de certitude est faible.

Quand je lis nombre de prédictions sur le web je me dis d’ailleurs que le plus souvent leur auteur les veut autoréalisatrices et s’en sert pour influencer le marché dans le sens qui l’intéresse. L’expérience montre que cela ne fonctionne que rarement

En revanche, une prévision est une estimation méthodique et rationnelle d’un événement futur, fondée sur l’analyse de données existantes et l’utilisation de modèles statistiques ou probabilistes. Elle offre un niveau de crédibilité plus élevé, car elle repose sur des méthodologies éprouvées, bien qu’elle intègre toujours une part d’incertitude et ne résiste pas aux changements inattendus comme les « cygnes noirs ».

En somme, la prédiction est intuitive et qualitative, tandis que la prévision est analytique et quantitative.

La difficulté à imaginer un changement radical (biais de continuité)

Souvent les experts extrapolent le futur à partir du présent et des tendances existantes dont ils ont connaissance en sous estimant l’impact des disruptions.

Un très bon exemple est Thomas Watson, président qui a fait la grandeur d’IBM, qui en 1943 disait “Je pense qu’il y a un marché mondial pour peut-être cinq ordinateurs.”

Pourquoi ? Homme du début du siècle (il a été nommé en 1914) il ne pouvait pas imaginer un monde où les ordinateurs seraient accessibles au grand public, car il voyait leur utilité dans des contextes industriels limités.

Comment pouvait il envisager la miniaturisation qui a conduit à l’informatique d’entreprise à grande échelle puis l’informatique grand public avec en passant une explosion de la puissance des appareils ?

Attention toutefois : cette citation (mais elles sont nombreuses dans ce cas) est probablement une reformulation d’une phrase sortie de son contexte (Urban legend: I think there is a world market for maybe five computers).

Par définition les disruptions remettent en question les modèles mentaux établis, mais ces derniers restent bien ancrés car nous avons du mal d’imaginer l’impact de quelque chose qui n’a jamais existé.

Trop de confiance en son expertise (biais d’autorité)

Les experts d’un domaine se croient souvent incapables de commettre une erreur de jugement, mais leur confiance en eux peut les rendre aveugles.

En 1996 le visionnaire Steve Jobs nous disait ainsi en 1996 que « L’industrie des ordinateurs de bureau est morte. »

Il ne parlait pas du PC en tant que concurrent du Mac mais de l’ordinateur personnel, Mac inclus, pensant que l’avenir serait au portable sans encore penser même au mobile.


Jobs, en fait, était tellement obnubilé par l’innovation et sa vision qu’il sous-estimait la longévité et la capacité à s’adapter et survivre de l’offre existante.

Aujourd’hui si les ordinateurs portables connaissent un succès indéniable, sans même parler des téléphones et tablettes, l’ordinateur de bureau fait encore de la resistance et n’est pas près de disparaitre.

Après demain ou plus tard peut être mais pour un produit mort depuis 30 ans il ne va pas si mal.


Résistance au changement et défense des modèles existants

Beaucoup de leaders ou experts s’accrochent, et c’est compréhensible, aux modèles qui leur ont apporté le succès et ils résistent à toute idée qui pourrait les remettre en question. Quand le contexte nous est favorable on ne veut pas imaginer qu’il change.

Netflix ne fonctionnera jamais, car les gens préfèrent louer des DVD en magasin.” C’est ce que pensait Blockbuster, concurrent de Netflix dans la location de DVD en 2000 quand Netflix proposait l’envoi de DVDs par courrier, chose que Blockbuster pensait pouvoir faire avec ses propre moyens si nécessaire.

Mais c’est le fait de distribuer par courier qui aidera Netflix a avoir ensuite le mindset pour passer au web et au streaming.
C’est le cas typique où un leader défend son business model et ne veut pas concevoir que les habitudes des consommateurs puissent évoluer. Typiquement le type de prédiction qui ne sert qu’à se rassurer et qu’on espère autoréalisatrice.

A la fin Blockbuster refusera d’acheter Netflix pour 50 millions de dollars.


Mais on l’a souvent vu, par exemple chez Kodak avec la photographique numérique. Contrairement aux idées reçues Kodak était pourtant en avance sur le sujet. Ils ont inventé l’appareil photo numérique, mais l’entreprise a choisi de ne pas investir dans cette technologie, craignant qu’elle cannibalise ses revenus liés aux pellicules.

Sous-estimation de la vitesse d’adoption

Les experts pensent souvent que les changements se produiront plus lentement qu’ils ne le font réellement.

On dit souvent qu’on surestime toujours les changements qui se produiront dans les deux années à venir, et on sous-estime ceux qui se produiront dans les dix prochaines années mais finalement 10 ans c’est quand même court.

« « Essayez de taper une touche web sur l’écran tactile d’un iPhone d’Apple, c’est un véritable défi. Vous ne pouvez pas voir ce que vous tapez »”. On doit cette fulgurante à Mike Lazaridis, le fondateur de RIM (Backberry) en 2007.


Lazaridis ne croyait tout simplement pas pas que les écrans tactiles pourraient devenir la norme aussi rapidement et que des technologies telles que le multi touch et le Gorilla Glass le rendront si simple et agréable à utiliser.


Dans les faits l’effet combiné de l’accessibilité, de la simplicité ont fait évoluer les attentes des consommateurs de manière radicale sur un temps très court.

Et sûrement Lazaridis défendait il également son modèle existant et tentait il de convaincre le marché…et les investisseurs.

Incapacité à percevoir la valeur ajoutée d’une innovation

Il arrive également que les nouvelles technologies ou modèles économiques sont souvent ignorés parce qu’ils ne s’intègrent pas dans les usages actuels ou ne semblent pas pratiques dans l’état actuel des choses.

On ne peut dénier à David Lynch une certaine connaissance du monde du cinéma et il a déclaré en 2008 que « Si vous jouez le film sur un téléphone, vous n’aurez jamais l’occasion de voir le film. Vous penserez l’avoir vu, mais vous serez trompé. C’est une telle tristesse que vous pensiez avoir vu un film sur votre putain de téléphone. Soyons réalistes.. »

Pas mieux du côté de Steve Jobs, encore, qui disait en 2003 que « Les gens nous ont dit, encore et encore, qu’ils ne voulaient pas louer leur musique. Pour être tout à fait clair : la musique n’est pas comme une vidéo. Votre film préféré, vous le regarderez peut-être dix fois dans votre vie ; votre chanson préférée, vous l’écouterez un millier de fois dans votre vie « .

Les deux ne percevaient pas à quel point le haut débit mobile allait changer les habitudes de consommation et, de plus, l’un comment la musique allait se commoditiser et l’autre comment la qualité des écrans et des dispositifs auditifs allait améliorer l’expérience sur téléphone.

Ajoutons pour Jobs qu’il faisait face à un autre biais qui consiste à vouloir préserver son modèle leader à l’époque.

Manque de rentabilité à court terme

Certains rejettent des idées parce qu’elles ne semblent pas rentables à court terme.

En 1876, Western Union a refusé une invention d’Alexander Graham Bell, un certain « téléphone », affirmant que « Ce « téléphone » présente trop de défauts pour être sérieusement considéré comme un moyen de communication. L’appareil n’a en soi aucune valeur pour nous. »

Effectivement le réseau téléphonique était à construire, un chantier titanesque demandant un investissement qui l’est tout autant et ils ne voyaient pas comment un jour rentrer dans leurs fonds.

Dans les années 90 beaucoup d’experts de l’automobile ne pensaient pas non plus que la voiture électrique soit un jour rentable. Les batteries étaient coûteuses, et le réseau de recharge inexistant.

Etat des lieux en 2025 ? Ca n’est pas la poule aux oeufs d’or mais certains acteurs commencent à être rentables même si l’avenir du secteur n’est pas exempt de nuages non plus.


Mais voilà, certains n’envisagent pas que des innovations technologiques, des changements de paradigme économique et un développement massif d’usages nouveaux puissent transformer la viabilité d’un produit.

Vision erronée des besoins futurs

Les prédictions sont souvent basées sur les besoins actuels, sans considérer comment ils peuvent évoluer.

On peut bien sûr citer à nouveau Ken Olsen et Thomas Watson mais on peut pas oublier Bill Gates qui disait en 1993 « Internet ? Cela ne nous intéresse pas » et qui a du ensuite mettre les moyens pour rattraper son retard dans un quelque chose qui allait être massivement adopté. Mention spéciale également pour son successeur Steve Ballmer qui disait en 2007 que « Il n’y a aucune chance que l’iPhone obtienne une part de marché significative. Aucune chance« .

Il n’avait pas tord dans la mesure où Apple est plus préoccupée par la part de la valeur du marché qu’elle capte que par ses parts de marché. Mais il avait sous estimé à quel point les utilisateurs allaient faire d’un tel appareil (peu importe sa marque, à cet époque l’iPhone étant le pionnier) le centre de leur vie numérique.

En fait de nombreuses technologies créent des besoins et usages qui n’existaient pas et, parfois, auxquels même leurs promoteurs n’avaient pas pensé.

La pression de l’opinion dominante

Il fut un temps où on disait « personne n’a jamais été viré pour avoir choisi IBM » mais, de manière générale, pour protéger sa propre crédibilité on préfère suivre l’opinion dominante et une vision conservatrice.

A la fin des années 1990 les experts financiers étaient unanimes : « Amazon est un feu de paille. Leur modèle économique n’a aucune viabilité. »

Il était commun à l’époque de critiquer les startups et reconnaissons que l’histoire de la première bulle leur donne en partie raison. Mais pour Amazon ils avaient tout faux.

Mais s’opposer au consensus est prendre un risque et les financiers n’aiment pas ça.

Méconnaissance du contexte global

Experts et dirigeants analysent souvent une innovation dans un contexte local ou restreint, en ignorant les implications à plus grande échelle.


Dans les années 2000 les analystes de l’industrie musicale étaient unanimes : « Spotify ne pourra jamais générer de revenus.”

C’est méconnaître les dynamiques globales et les effets de réseau qui diffusent les nouveaux usages comme un raz de marée.

Le biais technocentrique

Certains ne croient pas à la technologie, d’autre y croient trop et surestiment une innovation en ignorant les barrières sociales, culturelles ou économiques.

En 1990 des experts nous promettaient que « Les robots remplaceront tous les emplois d’ici 2020.” D’accord c’est aujourd’hui un vrai sujet de préoccupation (L’IA va-t-elle remplacer les juniors ? Le faux débat qui cache la forêt) mais on en est encore loin. Et en tout cas parler de « tous les emplois » était largement exagéré malgré les progrès faits par la technologie. Impressionnants mais pas suffisants.

De la même manière dans la foulée du succès de l’iPhone on nous annonçait que l’avenir était dans les lunettes connectées. Les Google Glass, pas inintéressantes conceptuellement et technologiquement, ontéchoué principalement à cause de préoccupations sociales (inquiétudes sur la vie privée), et d’un manque d’acceptation culturelle. Leur design et leur prix a joué un rôle mais c’est la composante sociale qui n’était pas acceptable à l’époque.

D’ailleurs on retrouve le même sujet aujourd’hui avec les Ray Ban Meta sachant que l’inquiétude sur la vie privée n’a été que crescendo depuis (How 2 Students Used The Meta Ray-Bans To Access Personal Information).


Conclusion

Préférence pour le status quo, incapacité à imaginer les usages futurs, surestimation ou sous estimations des contraintes…nombreuses sont les raisons qui sont à la base de mauvaises prédictions.

Mais gardons en tête que le plus souvent leur auteurs on soit quelque chose à vendre soit quelque chose à protéger.


Mais quant on se risque soi même à ce type d’exercice (Le difficile art des prédictions business) et qu’on veut faire preuve d’un minimum de pertinence il est toujours utile de faire son autocritique et se demander, avant de publier quoi que ce soit, si on a pas été victime d’un ou plusieurs de ces bais.

Après tout celui qui avait raison est celui qui a écrit que « le propre d’un gourou c’est de se gourer« .

Image : prédictions de New Africa via Shutterstock

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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