L’IA vers une impasse économique ?

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Entre investissements colossaux et ROI difficile à prouver on entend de plus en plus plus parler d’une possible bulle de l’IA qui ne demande qu’à exploser. C’est vrai que dans l’écosystème tech cela ne serait pas la première ni la dernière fois et qu’en plus le secteur adore bruler un jour ce qu’il a adulé la veille (vous vous souvenez du métavers ?) et donc derrière chaque techno-enthousiaste cache une cassandre en puissance.

Mais cela mérite tout de même qu’on se penche sur le sujet.

En bref

  • L’intelligence artificielle nécessite des investissements massifs sans rentabilité immédiate, un schéma classique des technologies émergentes où les entreprises investissent pour créer un marché avant de chercher la rentabilité.
  • Le secteur est caractérisé par des coûts structurellement élevés, notamment en infrastructures et en formation de modèles, tandis que les clients restent hésitants à payer le véritable prix de la technologie faute de ROI suffisant avéré.
  • Deux dynamiques coexistent : les grandes entreprises de Deeptech qui absorbent des milliards sans être rentables, et des startups plus agiles qui tirent profit des produits des premières avec des produits spécialisés et rentables qui captent la valeur du marché.
  • Plusieurs scénarios pourraient éviter un effondrement du secteur, comme l’émergence d’applications à haute valeur ajoutée, la consolidation du marché, des innovations technologiques réduisant les coûts, ou des modèles de tarification plus adaptés.
  • Contrairement à la bulle internet des années 2000, le secteur de l’IA repose sur des technologies éprouvées, des usages concrets et un soutien gouvernemental, rendant un effondrement brutal peu probable, bien qu’un ajustement du marché soit inévitable.

Le cycle de vie normale d’une technologie émergente

L’IA demande beaucoup d’investissements, rapporte peu, et son adoption n’est pas si importante qu’on veut bien le dire. Et alors ?

C’est le propre du cycle d’une technologie émergente et d’une startup.

Beaucoup d’investissements au départ et un marché à créer et a convaincre. Il est donc hors de question de passer le coût au client et encore moins de faire de la marge. Il faut créer le marché, quasiment « acheter » des clients dont on ne fait ni plus ni moins que du dumping.

On part du pari qu’à terme le marché grandira en taille (nombre de clients), en valeur (chaque client est prêt à payer plus cher car il perçoit la valeur) et que dans le même temps les investissements nécessaires vont décroitre.

Mais en attendant on brûle du cash.

Mais il faut garder en tête une chose que je ne cesserai de rappeler : à un moment donné si le marché ne croit ni en taille ni en valeur et/ou que les investissements nécessaires ne décroissent pas suffisamment on se retrouve devant trois hypothèses.

1°) Le client ne rentabilise pas la technologie, arrête de payer et de l’utiliser.

2°) Le vendeur ne rentabilise pas assez son investissement et met la clé sous la porte.

3°) Aucun des deux ne gagne d’argent grâce à la technologie et c’est l’arrêt de mort de celle-ci et du secteur.

La seule question est de savoir quand arrive ce moment et c’est assez simple : c’est le jour où les investisseurs décident de siffler la fin de la récréation parce qu’ils voient que ça ne décolle pas ou pas assez et qu’ils ne rentreront jamais dans leur argent.

L’IA grosse consommatrice de cash

A moins que vous n’ayez passé les derniers mois sur la lune vous savez que des investissements colossaux sont nécessaires pour faire avancer le secteur.

Par exemple  Meta prévoit d’investir jusqu’à 65 milliards de dollars dans des projets d’IA en 2025 (Meta Plans to Spend $65 Billion on AI in 2025: What It Means for the Construction Industry) et OpenAI projette de lever 40 milliards supplémentaires (OpenAI said to be in talks to raise $40B at a $340B valuation).

Vous avez certainement aussi entendu parler du projet Stargate aux Etats-Unis Aux États-Unis, qui ambitionne de mobiliser 500 milliards de dollars sur 4 ans, impliquant des acteurs majeurs comme Oracle, OpenAI, SoftBank et  le fonds d’investissement abu dhabien MGX (Announcing The Stargate Project) à ce détail près qu’on ne voit pas comment les protagonistes peuvent investir un montant dont ils ne disposent pas. Réponse Européenne, avec un plan de 109 milliards d’euros en France qui représente le même investissement par habitant que Stargate (Details of 110 billion euros in investment pledges at France’s AI summit).

Une rentabilité impossible à court terme

La réalité économique actuelle du secteur montre un déséquilibre flagrant entre investissements et revenus. D’après CB Insights les entreprises d’IA ont attiré plus de 183 milliards de dollars d’investissements entre 2013 et 2023 (The State of AI 2023 report), puis 100 milliards sur la seule année 2024 (The State of AI 2024 report) mais la plupart opèrent à perte pour les raisons évoquées plus haut.

Mais il faut regarder ce marché avec un peu de nuance. Il y a deux types d’entreprises d’IA : pour simplifier à l’extrême il y celles qui créent des modèles (Deeptech) et celles qui créent des produits qui les utilisent et/ou utilisent l’IA en complément de leurs salariés.

Alors qu’un OpenAI engloutit des milliards pour créer et acquérir un certain marché global, d’autres utilisent les modèles d’OpenAI dans des produits verticaux et spécialisés qui vont avoir un go-to-market simple et un ROI plus facile à démontrer.

On parle aujourd’hui d’une génération de startups (Cursor, Midjourney ou ElevenLabs) qui avec peu de financement et peu d’employés arrivent à être rentables en un peu plus d’un an et à passer les 100 millions d’ARR (Annual Recurring Revenue). Cursor, par exemple, utilise Chat GPT ou Claude de d’Anthropic. En s’intercalant entre la Deeptech et le client ces entreprises sont dans l’air du temps avec des produits verticaux et spécialisés (­«Les IA génératives vont bientôt disparaître») mais d’une certaine manière captent la valeur du marché sans avoir à supporter de lourds investissements.

Mais si la Deeptech s’effondre ces entreprises qui en sont donc hautement dépendantes s’effondreront avec.

Quand on parle d’une impossible probabilité à court voire moyen terme c’est donc bien des Deeptech qu’on parle mais si elles tombent elles emporteront quasiment tout avec elles.

Quoi qu’il en soit on est, pour les mastodontes du secteur dans une pratique généralisée du prix d’appel visant à gagner des utilisateurs gratuits ou payants avant de rechercher la rentabilité. Dans d’autres circonstances on appellerait ça du dumping mais c’est inhérent au secteur. Aujourd’hui l’IA c’est encore beaucoup d’investissements pour peu de revenus (The Generative AI Con).

Cela crée un environnement où les coûts réels ne sont pas répercutés aux clients, ce qui n’est pas viable à long terme.

Des coûts structurellement élevés

Il n’y a pas de recette magique. Le secteur fait face à un dilemme : soit réduire drastiquement les coûts, soit augmenter significativement les revenus. C’est le propre des startups comme on l’a vu mais l’IA a quelque chose de particulier.

Dans la théorie on dit que l’IA pourrait l’IA générative pourrait ajouter l’équivalent de 2,6 à 4,4 billions de dollars par an à l’économie mondiale (The economic potential of generative AI: The next productivity frontier) mais cette valeur reste largement théorique et difficile à capturer voire simplement à mesurer. Il y a 4 ans on parlait de 13 000 milliards de dollars de valorisation pour le Métavers et on voit bien ce qu’il en est advenu (Lessons From the Catastrophic Failure of the Metaverse).

Mais alors que le potentiel de marché peine à se réaliser, les couts sont bien réels et leur trajectoire tout autant.

On s’attendait à ce que les couts d’apprentissage des modèles diminuent d’environ 50% par an et cela a été le cas. Par contre cette baisse est compensée compensée par la demande croissante de modèles plus volumineux et plus complexes.

Parallèlement les les coûts d’infrastructure, d’électricité et de refroidissement des centres de données ne cessent de croître comme le prouvent d’ailleurs les investissements pharaoniques évoqués plus haut qui concernent notamment les infrastructures en question.

Des clients pas prêts à payer le prix

S’il ne faut rien attendre à court terme sur les couts, peut être faut il alors regarder du côté des revenus.

Malgré l’intérêt des entreprises pour l’IA, les usages et les bénéfices sont beaucoup moins avancés qu’attendu (L’IA générative dans l’environnement de travail : révolution ou illusion ?). La plupart des initiatives restent engluées dans une phase pilote, n’arrivent pas à passer à l’échelle, et malgré les promesses les espérances en ROI sont en net décalage par rapport aux prédictions des éditeurs et autres cabinets de conseil : « Dans tous les secteurs, les dirigeants interrogés font état de retours limités sur les investissements en IA à l’échelle de l’entreprise. Seuls 19 % déclarent que les revenus ont augmenté de plus de 5 %, 39 % constatent une augmentation modérée de 1 à 5 % et 36 % ne signalent aucun changement. Et seuls 23 % considèrent que l’IA apporte des changements favorables en matière de coûts. » (AI in the workplace: A report for 2025 | McKinsey).

Toujours selon la même source : « Près de 90 % des dirigeants prévoient que le déploiement de l’IA stimulera la croissance des revenus au cours des trois prochaines années. Mais assurer cette croissance implique une transformation de l’entreprise, et les entreprises ont un mauvais bilan dans ce domaine. Près de 70% des transformations échouent« . Cela n’a rien d’une prévision fiable, cela ressemble à peine à une prédiction, tout au plus à une prophétie qu’on espère autoréalisatrice.

Guère plus rassurant, seuls 31% des dirigeants s’attendent à pouvoir évaluer le retour sur investissement de leurs initiatives d’IA dans les six mois, et aucun n’a encore réussi à le faire (The ROI puzzle of AI investments in 2025). On est loin des attentes de 67% d’entre eux de voir leur organisation totalement transformée en deux ans.

Mais d’un autre coté on nous dit que « 97 % des dirigeants d’entreprise dont l’organisation investit dans l’IA déclarent un retour sur investissement positif de leurs investissements » (Artificial intelligence investments set to remain strong in 2025, but senior leaders recognize emerging risks) sans pour autant être précis sur le chiffrement de ce ROI.

Pourquoi des chiffres si différents ? A mon sens la réponse est évidente : personne ne sait quoi mesurer ni comment le mesurer (The True Value of Generative AI: Measuring ROI, And Why It’s Tricky) donc cela permet de dire tout et son contraire sur la base de perceptions, parce qu’on a envie de véhiculer un message positif pour se rassurer et rassurer les autres, voire parce qu’on est dans le domaine de la prophétie autoréalisatrice.

Pour finir on se rend également compte que les secteurs qui ont le plus à gagner avec l’IA sont ceux qui y investissent le moins (The disconnect between AI spend and potential) et ce pour une raison simple : plus les marges sont faibles dans un secteur plus on attend un ROI élevé et aujourd’hui il y trop d’incertitudes dans le domaine.

Finalement et faute de ROI tangible les entreprises ne sont prêtes à payer que la valeur perçue et aujourd’hui elle n’est pas au rendez vous (Non, l’IA générative n’est pas gratuite, alors qui va payer et pour quoi ?).

Vers une impasse économique ?

Aujourd’hui les développeurs de modèles fondamentaux (OpenAI, Anthropic…) investissent des milliards pour rester compétitifs, sans modèle de revenus stable, tandis que les entreprises clientes hésitent à payer le vrai prix.

Répétons le c’est normal dans le contexte de l’économie d’une technologie émergente. La seule question ici est l’importance des investissements qui exige soit que les entreprises soient prête à payer cher pour la technologie en question soit qu’on repousse le seuil d’espérance de rentabilité à un horizon encore jamais vu avant.

L’industrie de la l’IA va-t-elle dans le mur ?

Pas nécessairement car il y des moyens de l’éviter et le secteur de la tech a une maturité certaine dans le domaine.

Des scénarios pour éviter un crash

Ici il n’y a que du classique mais encore faut il en parler car il y a fort à parier que c’est ainsi que les choses vont se passer.

On a tout d’abord l’émergence d’applications à haute valeur ajoutée.

On parle ici notamment d’applications verticales qui adressent soit un secteur précis soit un cas d’usage précis voire les deux à la fois et on l’a vu précédemment cela fonctionne bien.

ll y a toutefois une limite à ce scénario. En effet à moins que l’éditeur ne développe son propre petit modèle de langage (ce qui est dans l’ère du temps), être dépendant d’un éditeur de Deeptech peut le fragiliser si ces derniers venaient à passer de mode ou disparaitre.

Il y a également la consolidation du marché.

C’est une vieille habitude dans le monde de la tech : des startups ouvrent la voie, certaines réussissent, certaines échouent et les géants du secteur contribuent à assainir le secteur en faisant des acquisitions qui leurs permettent de rattraper un éventuel retard dans un domaine, souvent parce qu’ils les ont laissé créer le marché sans trop investir en se disant qu’ils les rachèteraient en cas de besoin.

Cette consolidation a été annoncée en 2024, puis 2025 (AI adoption to force wave of software consolidation et The AI market in 2025: The rise, the fall, and the reality check) mais pour l’instant on ne voit pas grand chose venir.

Mais 2025 ne fait que commencer.

On peut aussi miser sur des innovations potentielles qui réduiront les coûts.

On se souvient du choc provoqué par Deepseek avec son modèle frugal qui a semé la panique dans la Valley. Avec du recul on voit pas bien qu’il s’agissait d’un mouvement déraisonné car Deepseek n’a certainement pas dit toute la vérité sur les moyens réellement employés mais quoi qu’il en soit de plus en plus de spécialistes croient en des modèles plus petits (SLM) (What is a small language model and how can businesses leverage this AI tool? et Small vs. Large Language Models: Which One Reigns Supreme?), plus spécialisés, moins cher à développer, et moins consommateurs en ressources financières et naturelles.

Nvidia prévoit que l’efficience des GPU pour l’IA s’améliorera de 10x dans les trois prochaines années mais, justement, aura-t-on encore autant besoin de GPU ?

Une solution réside également dans des modèles de tarification innovants.

Parlant d’une technologie très consommatrice en infrastructures on parle de plus en plus de la pertinence d’une tarification à l’usage (2025: AI, Usage-Based Models, and the Future of Revenue Generation).

Mais pour moi c’est un modèle parfaitement adapté à une industrie qui a une certaine maturité mais en phase d’émergence elle peut tuer la phase de « discovery » et d’expérimentation dans laquelle sont la plupart des entreprises aujourd’hui.

Enfin on entend également parler de partenariats public-privé.

Certains sont en oeuvre aux Émirats Arabes Unis, d’autres aux USA dans la santé publique mais ici on adresse la question de l’investissement, pas celle de la rentabilité future dont on le fait que repousser l’échéance.

Conclusion

Le secteur de l’IA est confronté à une équation complexe : comment équilibrer investissements massifs, adoption hésitante et rentabilité différée ? Encore une fois ça n’est pas un sujet nouveau pour le secteur de la tech mais l’ampleur des investissements ajoute une pression particulière par rapport à ce qu’on a connu dans le passé.

Les similitudes avec la bulle des dot.com sont assez nombreuses (The Dot-Com Bubble vs. The AI Boom: Lessons for Today’s Market) mais des différences notables existent.

Nous sommes en effet face à des technologies mures, des cas d’usage clairs et souvent très B2B, les modèles économiques sont connus et éprouvés avec une manière claire de faire du revenu (même si insuffisants) et, surtout, les gouvernements supportent le secteur.

Aujourd’hui c’est l’ampleur des sommes en jeu qui fait redouter une bulle mais à y regarder de près on en est encore loin et de plus il n’y a pas aujourd’hui de spéculation boursière sur l’IA (Une bulle spéculative explosive dans l’intelligence artificielle générative ?).

Cela ne veut pas dire que certains acteurs de l’IA ne disparaitront pas, qu’il n’y aura pas d’échecs cuisants mais par rapport à la fameuse bulle des années 2000 on a des entreprises avec de vrais modèles économiques et s’il y aura consolidation voire retour sur terre le risque d’un crash est peu probable.

On peut donc continuer à croire en l’IA et explorer son potentiel. De toute manière on a pas le choix (ROI Vs. RONI : pourquoi les entreprises doivent investir dans l’IA malgré un ROI incertain).

Image : bulle spéculative de Cherdchai101 via Shutterstock.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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