Parlant de transformation des organisations il y a des sujets qui sont un peu des marronniers dans ce sens qu’à chaque grande nouveauté technologique on voit les mêmes erreurs se reproduire malgré les mêmes mises en garde et à la fin on en tirera les mêmes conclusions jusqu’à la fois prochaine.
Nouveaux outils collaboratifs, refonte des systèmes, et maintenant automatisation à tout-va… On ne compte plus les projets lancés tambour battant à grand renfort d’annonces parfois un peu trop tapageuses. La technologie est partout, omniprésente, parfois imposée, souvent mal comprise. Et malgré des investissements colossaux, les résultats sont rarement à la hauteur des ambitions affichées.
Pourquoi ? Parce qu’on confond trop souvent transformation numérique et transformation technologique guidée par les outils. Dans un cas on se transforme pour tirer partie de la technologie qui sert ensuite de catalyseur, dans l’autre on espère que les outils généreront la transformation.
- Les transformations échouent souvent car elles sont guidées par la technologie plutôt que par les besoins réels des collaborateurs.
- Un outil ne crée pas de transformation s’il ne s’inscrit pas dans une refonte des processus et une vision claire.
- Mal utilisée, la technologie renforce les dysfonctionnements au lieu de les corriger.
- Réussir une transformation exige d’abord d’identifier les objectifs, les freins, les irritants et les processus obsolètes.
- La technologie ne fonctionne que si elle est portée par les métiers, intégrée au management et alignée sur les usages.
Le mythe de l’outil auto-porteur
Changer est difficile, soit, mais le plus souvent c’est la manière dont on veut faire changer les gens qui ne vas pas (Manager le changement ou changer le management ? et Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche).
Heureusement la technologie est là et elle va tout changer. Ce qu’elle va surtout faire c’est nous dispenser de trop remettre de choses en cause car les salariés seront obligés de changer pour l’utiliser et, comme ils sont demandeurs d’outils modernes et agréables le miracle va se produire.
Mais la technologie n’est jamais auto porteuse. Elle n’est qu’une extension de nous même qui nous aide à résoudre des problèmes (Technology Doesn’t Solve Problems) mais si elle ne correspond pas à la manière dont on veut les résoudre ou dont on nous demande de travailler pour les résoudre on n’ira pas loin.
Une technologie qui ne résout pas des problèmes des salariés de la manière dont ils veulent qu’elle la résolve finit à la poubelle et les exhortations de la direction n’y ont jamais rien changé (Lettre d’un salarié qui voudrait être digital à son PDG).
Autant le rappeler une énième fois : cela fait 20 ans qu’on nous ressort l’histoire des clients hyper digitalisés et des salariés qui, en face, ne sont pas au niveau en termes d’usages. Mais sauf à admettre qu’il y a des gens dont le métier est d’être client et qui ne travaillent pas on parle des mêmes personnes.
Le problème n’est pas le salarié qui refuse la technologie ou la technologie qui ne sert à rien, c’est le contexte organisationnel dans lequel on veut qu’il qu’il l’utilise (On ne doit pas s’attendre à ce qu’une application fonctionne dans un environnement dans lequel ses hypothèses ne sont pas valides). Le client, l’utilisateur de technologie à titre privé ne devient pas idiot et réfractaire en passant la porte du bureau, c’est ce qu’il trouve de l’autre côté de la porte qui pose problème.
La technologie ne transforme rien par elle-même
On oublie souvent une vérité très simple : la technologie ne transforme rien sans intention claire, sans refonte des processus, et sans adhésion des équipes. Cela a toujours été vrai et la leçon va encore nous en être administrée avec l’IA (Making digital adoption work) :
« Les leaders de la transformation doivent regarder au-delà des caractéristiques du produit et se demander « comment cela résout-il le problème de l’employé ou du client ?”
Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose et n’avoir qu’un seul principe pour transformer une organisation c’est celle-ci : tout vient de la résolution d’un problème.
La technologie et le changement en général est un produit que le salarié achète avec de l’engagement et cela fait 20 ans qu’on nous dit, parlant d’entreprises et de produit, que tout démarre non pas avec une idée géniale mais un problème à résoudre.
D’où l’intérêt, d’ailleurs, de ne pas penser « en chambre » et d’écouter, de penser client et collaborateur. Il m’est moi même arrivé d’avoir des idées que je trouvais formidables et que j’ai fini par jeter à la poubelle car elles ne passaient pas le test de l’alignement avec le collaborateur et le client (Avez vous un delivery model pour le management ?). Cela m’a permis de les classer dans la catégorie « lubie de dirigeant », les enfouir au fond d’un tiroir en m’assurant quelles n’en ressortent jamais.
Un outil ne résout pas un problème de fonctionnement, de gouvernance ou de culture : il n’y a simplement pas d’app pour ça (Engagement, expérience collaborateur et bien-être au travail : il n’y a pas d’app pour ça !). Pire : en accélérant des pratiques mal conçues, il peut aggraver les irritants, renforcer la complexité (et pire, la complication) en créant une illusion d’efficacité.
Je me souviendrai toute ma vie d’un discours de John Chambers, alors CEO de Cisco, devant les étudiants du MIT vers la fin des années 2000 (Entreprise 2.0 : retour sur l’expérience de CISCO) qui ne cessait de répéter que l’enjeu de la technologie était la vitesse et l’échelle.
Aller plus vite et à plus grand échelle, voici la seule et unique promesse de la technologie. Tout le reste passe passe par une transformation des modes de travail, de l’organisation, des process et du management. Si on l’oublie on arrive à une situation bien connue : plus l’entreprise investit dans la technologie, plus les collaborateurs se plaignent de la surcharge d’information et de sollicitations (Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau et L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir), de la perte de repères et de l’incohérence des processus.
Le chaos digitalisé est un chaos plus grand et plus rapide
J’entend parfois que la pire des choses qui puisse arriver lorsqu’on déploie une technologie nouvelle c’est que les gens ne se l’approprient pas et ne l’utilisent pas mais c’est faux. Le pire c’est quand la technologie fait empirer les choses.
Je parlais de vitesse et d’échelle. Quand on plaque une technologie sur une organisation dysfonctionnelle, sur des process ou des workflows mal conçus, sur une organisation du travail défaillante, l’organisation va dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle.
J’aime prendre l’exemple d’une machine qui produit 1% de pièces défectueuses. Si elle en produit 10 par heure c’est tolérable, si elle en produit 1000 c’est une catastrophe. Dans les deux ça c’est 1% mais en termes de volumes et de couts c’est incomparable.
Trop souvent l’implémentation d’une technologie se résumé à la transposition numérique de dysfonctionnement existants. Un processus inutile, un reporting sans valeur, un processus mal pensé, et on ajoute à tout cela une couche de complexité à un environnement déjà saturé d’outils et de notifications (Une expérience IT compliquée. Irritant #7 de l’expérience employé).
Et le résultat tout le monde le connait :
- un empilement d’outils mal intégrés,
- des doublons d’information,
- des collaborateurs contraints de naviguer dans un labyrinthe digital (L’expérience employé malade de l’industrie du logiciel)
- plus de temps passé à lutter contre les outils qu’à les utiliser pour ce pour quoi ils ont conçus.
D’ailleurs en 2022, une étude du Gartner estimait que 47 % des employés souffraient de « digital friction« , (The top digital friction blockers killing employee productivity and how to spot them) c’est à dire d’une complexité accrue de leur environnement de travail due à une surabondance d’outils souvent mal conçus et intégrés.
On promet de la facilité et on crée de la friction, on promet de la vitesse et on ajoute de la complication.
Une transformation réellement efficace commence ailleurs
Avant de parler de technologie toute transformation commence par se poser quatre questions.
Quels sont les objectifs opérationnels ? Si vous ne savez pas ce à quoi vous voulez arriver, une vision cible du résultat attendu vous risquez surtout de vous perdre en route.
Qu’est-ce qui freine la performance ou la collaboration ? Ou, dit autrement, qu’est ce qui empêche les gens de faire leur travail aussi bien ou vite qu’ils se pensent capables de le faire.
Quels irritants pèsent sur l’expérience collaborateur ? La technologie ne réglera jamais des problèmes d’organisation du travail, de culture ou de management.
Quels processus méritent d’être repensés, simplifiés, supprimés ? J’en reviens aux questions de dette organisationnelle (AI Reasoning Is Cool, But First How Can We Tackle Organisational Debt? et How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth ). Au fil du temps on empile les processus au gré des réorganisations et des transformations en espérant qu’un jour cela sédimente et crée du pétrole et à la fin cela ajoute des contraintes inutiles à une démarche déjà complexe.
Encore une fois, 70 % des projets de transformation digitale échouent à atteindre leurs objectifs, faute d’alignement stratégique, d’engagement des équipes ou de clarté sur les processus (
Flipping the Odds of Digital Transformation Success) ce qui est assez significatif pour qu’on y prête attention?
Ce n’est qu’une fois que ces questions ont trouvé une réponse que la technologie peut jouer son rôle d’accélérateur. Elle vient au service d’un projet d’amélioration, et non à la place d’une réflexion stratégique ou managériale et, une fois encore, elle doit régler un problème auxquels les salariés sont confrontés.
Cela induit également une transformation du pilotage lui-même : la technologie ne peut être confiée uniquement à la DSI ou au marketing comme c’est trop souvent le cas. Elle doit être portée par les métiers, intégrée dans les routines de management, et accompagnée d’un vrai travail sur les usages, la culture, et les compétences.
On en revient donc aux basiques et à l’approche l’approche « People first, technology second », de Thomas Davenport et George Westerman (Why So Many High-Profile Digital Transformations Fail) : ce sont les comportements, les compétences et les décisions humaines qui déterminent la valeur créée par la technologie.
Conclusion
On ne réussit pas une transformation parce qu’on a choisi le bon outil, mais parce qu’on a posé les bonnes questions en amont.
Comme le disait un de mes anciens éminents collègues : « la technologie n’est que la balle qui permet de jouer« . Si on ne se met pas d’accord sur le jeu et les règles la balle ne va servir à grand chose : essayez de jouer au basket avec un ballon de rugby et on en reparle.
Elle ne se substitue donc pas au travail d’analyse, de clarification, de design organisationnel mais vient le soutenir. Elle amplifie ce qui fonctionne tout autant que ce qui dysfonctionne.
Une organisation mal structurée, mal managée ou mal alignée sur ses objectifs ne deviendra pas plus performante parce qu’on y déploie une nouvelle plateforme. Au contraire, elle risque de devenir plus compliquée, fragmentée, et épuisante pour ses collaborateurs.
Image : transformation digitale de TenPixels via Shutterstock.