Les gens ne collaboreront pas efficacement et n’utiliseront pas correctement les outils tant qu’ils auront les moyens de faire quelque chose de stupide à la place

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D’accord la formule est un peu provocatrice mais c’est un constat que j’observe dans la plupart des organisations :on veut des résultats sans s’attaquer à la manière dont on travaille.

Comme je l’avais déjà constaté on fait face à une surabondance d’outils dits collaboratifs qui servent à tout sauf à collaborer (Outils collaboratifs en entreprise : de la confiture aux cochons ?). On investit dans des outils, on forme les équipes, on affiche de grandes ambitions de collaboration, de partage, d’efficacité…mais les pratiques, elles, ne changent pas. Pire : elles se dégradent.

A croire qu’on essaie de trouver la manière la plus stupide de travailler en attendant de trouver le moyen de faire pire.

En bref :

  • Les organisations investissent massivement dans des outils dits collaboratifs sans remettre en question les pratiques de travail existantes, ce qui aboutit à une dégradation de la collaboration plutôt qu’à son amélioration.
  • Malgré la mise en place de solutions techniques (tchats, intranets, bases de connaissances), les habitudes obsolètes persistent : réactivité excessive, silos, surcharge de réunions et absence de partage réel du savoir.
  • L’usage inadapté des outils résulte souvent de solutions temporaires instaurées face à d’anciennes contraintes, que l’on conserve même lorsque les conditions ont changé ou que de meilleurs outils existent.
  • Les collaborateurs continuent à solliciter leurs pairs pour des tâches que des outils modernes pourraient accomplir, non par ignorance mais par habitude ou facilité, transférant ainsi leur charge mentale sur autrui.
  • Une véritable transformation passe par une refonte des pratiques, des routines et des modes d’évaluation : les bons comportements doivent être facilités par le système, et non laissés à la seule initiative individuelle.

Nouveaux outils mais vieilles pratiques

On a déployé des outils comme le tchat pour soit disant « mieux collaborer » tout en continuant à valoriser la réactivité à tout prix, les chaînes de mails auxquelles on ne comprend plus rien, le culte de l’urgence permanente (Comment survivre à l’impératif d’urgence au bureau ?). Saura-t-on un jour jongler convenablement entre outils synchrones et asynchrones en fonction du contexte ? Comprendra-t-on la puissance de l’asynchrone et les règles qui vont avec ?

On implémente des intranet ou des bases de connaissance mais on laisse les silos métiers, une culture du chacun pour soi entretenue par les modes d’évaluation (Dis moi comment tu me mesures, je te dirai comment je me comporterai) et aucun temps de respiration pour de vrais échanges de savoirs. A-t-on oublié que le besoin qui a présidé à l’implémentation de ces outils était justement la diffusion du savoir ? Mais on fait tout pour empêcher l’outil d’accomplir son office.

On parle de travail en équipe, mais on mesure toujours la performance individuelle, on surcharge les agendas, on ignore les irritants du quotidien comme les réunions inutiles qui servent à tout sauf à collaborer et ne sont souvent que des points d’information où un parle et les autres écoutent.


Les gens utilisent donc mal les outils mais pas par mauvaise volonté ni par incompétence. Ca n’est même pas leur faute mais juste parce que le système rend plus simple, plus rapide, parfois plus gratifiant de faire n’importe quoi tant qu’on ne questionne pas les pratiques de travail et qu’on colle de vieilles pratiques sur de nouveaux outils.

N’oubliez pas que quand quelque chose fonctionne mal en entreprise c’est à 96% à cause du système et 4% à cause des gens (The Problem Isn’t the Employee, It’s the System) !

Les solutions d’hier sont les problèmes d’aujourd’hui

Quand j’essaie de comprendre la raison du mauvais usage des outils de collaboration et communication on me répond la plupart du temps qu' »on a toujours fait comme ça« . D’ailleurs cela vaut pour de nombreuses autres choses et la cause est toujours la même.

A un moment donné, dans le travail, on fait face à une contrainte bloquante. Cela peut être un manque de ressources, de compétences ou, dans le cas qui nous intéresse, des outils aux capacités limitées.

Que fait on à ce moment là ? On trouve un contournement, un « workaround » pour s’accommoder de la contrainte. Cela consiste souvent en un process adhoc un peu tordu, l’utilisation d’une ressource non prévue ou l’utilisation détournée d’un outil pour ce pour quoi il n’est pas fait au départ mais ça dépanne.

C’est normal, c’est humain, c’est parfois ingénieux.

C’est ainsi que nos boites mail sont devenues à la fois des to-do list, des tchats, des outils de collaboration sur des documents alors qu’elle n’étaient pas faites pour mais faute de mieux on était contents de s’en servir comme cela.

Mais un jour la contrainte est levée. Parce qu’on acquiert de nouvelles compétences, qu’on recrute les bonnes personnes ou qu’un outil arrive qui est spécialement conçu pour faire ce qu’on faisait un peu en bricolant avant.

Et qu’est ce qu’on fait : on garde les hacks, les habitudes, les solutions bricolées.

Autrement dit on continue à utiliser un outil pour ce pour quoi il n’a pas été conçu et on néglige un outil nouveau qui ferait certaines mieux que l’ancien. Pire : comme on ne transpose pas les usages anciens on essaie de trouver pour le nouvel outil des usages nouveaux, parfois plus stupides les uns de que les autres.

C’est toute la différence entre un usage établi et une bonne pratique.

Mieux vaut faire perde du temps aux gens que bien utiliser les outils

Un autre vestige des anciennes pratiques qui ont la vie dure c’est d’utiliser les gens comme s’ils étaient des outils.

Cela ne fait pas si longtemps que ça qu’on avait des moteurs de recherche qui ne trouvaient pas ou indexaient mal, qu’il n’était pas si simple d’identifier la bonne personne pour avoir la réponse à une question et la contacter de manière fluide, que l’information était perdue dans des disques partagés où personne ne savait la retrouver, j’en passe et des meilleurs.

Donc on a mis en place le workaround le plus efficace : faute d’outil on a utilisé des gens.

Plutot que d’utiliser des outils qui cherchaient et trouvaient mal et n’étaient pas fluides en termes de communication on se reposait sur ses voisins de bureau. A cette époque beaucoup de conversations dans l’open space se résumaient à :

« Tu peux me renvoyer le fichier ? Je ne sais plus où il est« 
« Tu sais où c’est stocké ?« 
« Tu peux me rappeler ce qu’on avait dit en réunion ? Je ne retrouve plus l’email avec le compte rendu« .

Aujourd’hui on des moteurs de recherche hyper puissants, des IA mais non…on continue à demander à des humains. Peut être parce qu’on doute encore de l’IA (L’IA dans la digital workplace : Un assistant brillant, mais un collègue peu fiable) mais surtout parce que les habitudes ne se perdent pas facilement.

D’ailleurs un des use cases les plus courants des réseaux sociaux d’entreprise était de demander aux autres une information qu’on ne voulait pas chercher.

Car tout est là : derrière le « je ne sais pas » ou « je ne trouve pas » se cache souvent un « je ne veux pas pas faire l’effort« .

Parler à un humain nous semblera toujours plus pratique que d’utiliser un outil, fut il une IA. A l’oral parce que c’est spontané et naturel, à l’écrit car l’humain fait l’effort de comprendre une demande vague sans qu’on ait besoin d’être un expert en prompt même si parfois l’absence de clarté se paie (Le CRM peut sauver votre entreprise mais pas le CRM auquel vous pensez).

Ca peut sembler humain et pratique mais c’est un constat d’échec de voir que les pratiques de travail sont elles que le plus simple, c’est de solliciter une autre personne plutôt que d’utiliser un outil prévu pour ça.

Ce faisant on transfère la charge mentale et le temps perdu à quelqu’un d’autre alors qu’on a justement pas besoin de ça (Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau).

Et on s’étonne ensuite que les collaborateurs soient épuisés, débordés, stressés.

On ne réforme pas un système avec de la bonne volonté

Tant que les mauvaises pratiques restent possibles ou, pire, encouragées, elles l’emporteront sur les bonnes intentions.
Il ne suffit pas de dire « utilisez tel outil » ou « soyez plus collaboratifs » mais il faut que le système rende les bons comportements naturels et les mauvais, coûteux, voire impossibles.

Finalement on en revient à ce que j’écrivais il y a une éternité sur la collaboration sociale (Socialiser son entreprise ? Qu’est ce que ce cela veut dire) : si on ne formalise pas des routine, des modes opératoires et qu’on évalue de manière à favoriser les mauvais comportements cela ne fonctionne pas.

Autrement dit :

  • Il ne suffit pas d’outiller. Il faut désoutiller les pratiques obsolètes.
  • Il ne suffit pas de former. Il faut supprimer les irritants et les contournements.
  • Il ne suffit pas d’espérer. Il faut repenser l’organisation et les pratiques de travail.

Conclusion

La vraie transformation ne vient pas des outils, mais de la façon dont on structure le travail, les flux, les décisions. On n’améliore pas la collaboration en ajoutant une fonctionnalité.
On l’améliore en corrigeant ce qui rend la collaboration inutile, chronophage ou pénible.


En tout état de cause on ne change pas les comportements à la marge. On les change en réformant le système qui les induit.

Faute de cela on continuera à investir dans des outils pour constater que non seulement on s’en sert mal mais que chaque nouvel outil est moins bien utilisé que le précédent.

Image : outils de collaboration de Tada Images via Shutterstock

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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