Liberté d’expression: un fossé culturel transatlantique au delà du digital

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Cela a été un sujet de controverse lorsque Mark Zuckerberg a changé les règles de modération de méta et les récentes tensions autour de l’IA entre l’Europe et les Etats-Unis n’ont fait que remettre de l’huile sur le feu. Je parle bien sûr de liberté d’expression, un sujet qui peut enflammer une discussion sur les réseaux sociaux ou à un comptoir, chacun jugeant son approche la meilleure et celle de l’autre contraire aux libertés.

Surprenant alors qu’on parle justement de liberté non ?

On a beau employer le même mot on ne parle pas de la même chose et on ne la regarde pas avec les mêmes lunettes donc c’est l’occasion de clarifier un sujet qui se cristallise sur les réseaux sociaux mais, en fait, est omniprésent dans nos sociétés et cultures respectives.

En espérant que cela puisse aider les tenants d’une ou de l’autre approche de se comprendre à défaut d’adopter une vue commune et, surtout, d’en finir avec des débats finalement sans intérêt si chacun voulait faire l’effort de comprendre l’autre.

En bref :

  • La liberté d’expression reflète deux visions opposées : aux États-Unis, elle protège contre le pouvoir, en Europe, elle est encadrée pour préserver la cohésion sociale.
  • Ces approches découlent d’histoires différentes, entre méfiance fondatrice envers l’État aux USA et mémoire des dérives autoritaires en Europe.
  • De nombreux exemples (Ku Klux Klan, boycott, censure) montrent les limites et contradictions de chaque système.
  • Le numérique exacerbe les malentendus en confrontant des visions culturelles incompatibles dans un espace sans filtres ni frontières.
  • La loi peut censurer en Europe, la société le fait aux États-Unis mais il faut commencer à se comprendre si on veut débattre.

Deux salles, deux ambiances

Et surtout deux visions du monde.

Au Etats-Unis le « free speech » est sacré et garanti par le premier amendement de la constitution, c’est dire son importance. Il trouve sa source dans une méfiance quasi fondatrice envers le pouvoir politique, religieux ou judiciaire mais une méfiance qui ne tombe pas du ciel. Il faut bien se souvenir que les premiers colons avaient fui l’Europe pour échapper aux persécutions religieuses, à la censure politique, et aux régimes autoritaires et que cela a profondément marqué leur vision des libertés.

La parole est y est donc protégée, même quand elle choque, offense ou dérange avec l’idée que ce n’est pas à l’État de décider ce qu’on peut penser ou dire.

En Europe, et peut être surtout en France, l’histoire est marquée par des traumatismes qui ont laissé des traces : propagande d’État, dérives totalitaires, discours de haine ayant précédé des crimes de masse. Mais contrairement à ceux qui ont fui ces persécutions et sont partis à la découverte du nouveau monde, ceux qui sont restés ont opté pour une liberté d’expression garantie mais encadrée.

On ne protège pas seulement le droit de dire, mais aussi le droit de ne pas être blessé, menacé ou discriminé avec comme résultat où l’État joue ou est sensé jouer le rôle de filtre, voire de rempart moral.

Si je voulais comparer avec un autre sujet qui fait débat, celui du port d’armes, les uns défendent la liberté de se défendre alors que les autres se donnent pour but d’empêcher les attaques.

Un même point de départ, deux points d’arrivée différents alors que l’objectif est de lutter contre la même chose.

La liberté d’expression dans les faits

Un touriste européen qui se rend pour la première fois aux Etats-Unis pourra être surpris voire choqué par certaines choses mais il en est de même pour un américain découvrant l’Europe.

Quelques cas concrets…

Si vous êtes aux USA la négation de l’Holocauste est autorisée quand bien même beaucoup de gens qui l’ont fui où y ont survécu y ont trouvé asile. C’est totalement interdit en France.

Pour ce qui est du racisme ou du suprémacisme vous verrez le Ku Klux Klan autorisé de manifester aux Etats-Unis, ce qui est impensable ici.

Aux Etats-Unis on autorise les appels au boycott alors qu’en théorie il est condamnable en France même en l’absence de propos haineux. Je dis en théorie car si une interprétation d’une vieille loi française l’interdit, son application par les juges a été condamnée par la cour européenne des droits de l’homme en 2020. Mais je n’entends pas trop les défenseurs de la liberté d’expression à la française condamner aujourd’hui l’appel aux boycott de produits américains…bizarre.

Le blasphème est autorisé des deux cotés de l’Atlantique (depuis la Révolution française, la République ne reconnaît aucun crime contre une religion). Un journal comme Charlie Hebdo a toujours été relaxé par rapport à ses caricatures de Mahomet.

De la même manière la diffusion d’images de policiers est autorisée dans les deux cas. La France a toutefois tenté de l’interdire au nom de la sécurité nationale mais cela a été rétoqué par le conseil constitutionnel.

Selon l’endroit d’où on se place les deux positions sont tout aussi respectables car ne sont que le le reflet de visions du monde opposées. Les américains craignent le pouvoir, les européens craignent le chaos…

Mais n’est pas pour cela que les deux approches fonctionnent à la perfection.

La France entre protection et étouffement

Quand on veut s’ériger en modèle, encore faut il être irréprochable et parfois la liberté d’expression peut être mise à mal même sans atteinte à quiconque.

En France on se souvient d‘une journaliste perquisitionnée pour avoir révélé des frappes menées en Égypte avec l’aide de la France (Après la garde à vue d’Ariane Lavrilleux, journaliste de « Disclose », l’embarras de l’exécutif) ou de l’interdiction de publier une enquête sans même qu’un débat contradictoire n’ait eu lieu (Censure de « Mediapart » : des sociétés de journalistes dénoncent une attaque contre la liberté de la presse).

On peut également parler de l’interdictions de manifestations pro-palestiniennes  pour « trouble à l’ordre public » même sans propos haineux ou violence constatée ou de suppression de contenus en ligne au nom de la lutte contre la désinformation, là encore de manière arbitraire, sans transparence ni contradictoire.

Même si certains refusent de l’admettre il y a bel et bien une forme de censure politique en France et en Europe qui ne sont pas des modèles de transparence.

Et on peut y ajouter l’autocensure croissante dans les milieux intellectuels, médiatiques et académiques parce que certains sujets deviennent impraticables, non par interdiction légale, mais par crainte de l’impact médiatique ou de la vox populi.

Une fracture creusée par le numérique

La mondialisation du monde numérique a encore renforcé ce contraste. Sur les réseaux sociaux, les opinions peuvent circuler sans filtre culturel ni frontières géographiques, mais sont interprétées à travers des prismes locaux : ce qui paraît banal ou légitime à New York peut choquer à Paris, et inversement. Le web, loin d’unifier les conceptions de la liberté d’expression et créer une sorte de culture mondialisée ne fait qu’accroitre les tensions.

Ce n’est pas un débat juridique mais une fracture culturelle. Là où l’Américain défend le droit de tout dire au nom de la liberté, le Français veut éviter que certaines paroles ne menacent la cohésion sociale. L’un voit la censure comme une trahison démocratique et l’autre comme un acte de responsabilité.

Cela explique pourquoi les débats sur la modération des plateformes, la cancel culture, la satire ou la mémoire collective sont si difficiles à mener à l’échelle internationale. On croit discuter du même sujet mais mais on ne partage pas les mêmes fondations culturelles.

Aux États-Unis, le free speech est-il vraiment libre ?

Mais chaque système peut générer ses propres biais comme on l’a vu avec le cas de la France.

Le système américain garantit une liberté juridique quasi absolue mais dans les faits, cela ne veut pas dire que toutes les opinions peuvent s’exprimer sans conséquence. En effet depuis une dizaine d’années, on assiste à une montée de l’autocensure dans les milieux universitaires, médiatiques, culturels non pas sous la pression de l’État, mais de la société elle-même même si les dernières élections présidentielles ont montré l’expression d’un certain ras le bol sur le sujet

Dans ce cas ça n’est plus la loi qui punit, mais la vox populi.

Je pense notamment à la « cancel culture » qui est étroitement liée au wokisme mais ne s’y résume pas.

Le wokisme est une posture idéologique, à l’origine progressiste, fondé sur la vigilance face aux discriminations systémiques, aux dominations sociales, au racisme, au sexisme, etc. Il repose sur une volonté de rendre visibles des formes d’oppression souvent banalisées.

La cancel culture, quant à elle, est une pratique sociale qui elle consiste à « annuler » ou disqualifier publiquement une personne ou une œuvre pour des propos jugés offensants ou contraires à une norme morale dominante. Cela peut se traduire par des appels au boycott, des exclusions, des licenciements ou des campagnes en ligne.

Autrement dit si le wokisme est une grille de lecture du monde la cancel culture en est parfois le bras armé mais toutes les formes de cancel culture ne viennent pas du wokisme.

Des personnalités publiques ont ainsi été écartées pour avoir tenu des propos considérés comme problématiques ou offensants, même dans des contextes nuancés ou anciens. La conséquence est une autocensure diffuse pas par peur de la loi, mais de la réaction collective.

En 2020, une enquête d’un Think tank libertarien (toujours utile de le préciser) montrait que 62 % des Américains se disaient mal à l’aise à l’idée d’exprimer leurs opinions, même modérées (Poll: 62% of Americans Say They Have Political Views They’re Afraid to Share). Et même si la source peut laisser penser que le propos est influencé elle montre aussi que c’est un sentiment largement transpartisan.

Même des progressistes ont alerté sur les effets paradoxaux de ce climat avec moins de débat et plus de conformisme. Visiblement les dernières élections leur ont donné raison avec ce qui est peut être un retour aux fondamentaux de la culture américaine.

D’une certaine manière on donc peut être juridiquement libre, mais socialement bâillonné.

Comprendre au lieu de juger

Le but n’est pas de désigner un « meilleur » modèle. Les deux ont leurs vertus et leurs dérives et autant l’approche américaine peut par moments m’exaspérer autant l’approche de certains européens qui regardent les USA de loin sans connaitre le pays et avec une courte vue en se permettant de juger me met systématiquement en boule. Non les américains ne sont pas des européens qui vivent de l’autre coté de l’océan alors si nous voulons que les autres respectent notre culture, commençons par comprendre et respecter la leur.

Mais ce qui est certain, c’est que nos référentiels sont en partie incompatibles. Ce que l’un considère comme une atteinte à la dignité est vu par l’autre comme une opinion légitime. Ce que l’un perçoit comme une parole dangereuse, l’autre le considère comme la condition même de la liberté.

Tant que chacun juge l’autre avec son propre référentiel, le dialogue est et restera impossible.

Conclusion

Peu importe la vision qu’on a du sujet, la liberté d’opinion en ligne mais également dans la vie mérite de la vigilance. Cela consiste pas à défendre les idées dominantes mais tolérer ce qui dérange sans forcément l’accepter mais en en discutant.

La question ne devrait pas être « jusqu’où peut-on aller ?” mais plutôt : « jusqu’où accepte-t-on que d’autres aillent, même si on n’est pas d’accord ?”

Mais pour cela encore faut il se comprendre et s’écouter.

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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