Cessons d’être nAIfs avec l’IA au travail

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Je suis assez circonspect par rapport aux discours actuels sur l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi. D’un côté je n’arrive pas à céder aux discours ultra pessimistes qui nous promettent le remplacement généralisé de l’humain par l’IA (IA et emploi : pourquoi je ne crois pas au « grand remplacement » de l’Homme par la machine) mais je ne crois pas davantage au discours rassurant qui nous dit que grâce à l’IA tous les emplois vont évoluer vers quelque chose de plus épanouissant, vers des activités plus nobles.

On nous dit en effet qu’elle libérera du temps pour des activités à plus forte valeur humaine : plus créatives, plus relationnelles, plus « signifiantes » et franchement je n’arrive pas à savoir si ce discours est sincère ou s’il a juste pour but de nous rassurer

La promesse des « jobs à impact » est une belle promesse mais je crains qu’en la matière on fasse preuve d’une nAIveté qui ne tient pas compte de la réalité économique.

En bref :

  • L’IA ne provoquera ni un remplacement total de l’humain ni une évolution généralisée vers des emplois plus épanouissants.
  • Elle s’inscrit dans une logique économique de réduction des coûts et de simplification des organisations.
  • Tout poste automatisable devient potentiellement supprimable, sans garantie de requalification.
  • Les emplois « signifiants » sont rares, peu accessibles, souvent non solvables et ne suffiront pas à compenser les pertes.
  • La question centrale devient celle de la place de chacun dans une société où le travail ne structure plus l’inclusion.

Automatiser, c’est rationaliser

On peut philosopher autant qu’on le veut mais à mon souvenir je n’ai jamais vu un philosophe diriger une entreprise ni cette matière s’inviter dans un Codir au moment de faire des choix stratégiques et, surtout, économiques.

Dans les faits, dès qu’un poste devient automatisable ce poste devient questionnable.
Et dès qu’un licenciement devient juridiquement ou opérationnellement acceptable, ce licenciement devient probable.

Ca n’est pas de l’idéologie mais une simple logique économique.

L’IA, comme toute technologie d’automatisation avant elle, n’est pas neutre. Elle s’inscrit dans une logique de réduction des coûts, de maximisation de la productivité et de simplification des organisations.

Et cette logique entraîne des arbitrages :suppressions de postes, restructurations et, effectivement, parfois, des requalifications mais pas toujours.

Encore une fois je ne dis pas que l’IA fera disparaitre tous les emplois mais que tous ceux qui pourront disparaître disparaitront.

D’ailleurs on en voit déjà les premiers effets : le CEO de Shopify a adressé un mémo à ses salariés disant que plus aucun budget de recrutement ne serait autorisé tant qu’il ne sera prouvé qu’une IA ne pourrait pas faire le travail (Shopify is saying the quiet part out loud: AI will replace new hiring—other CEOs just won’t admit it).

Méfions nous quand même un peu : on a a vu les entreprises comme Klarna licencier des salariés pour les remplacer par des IA et faire machine arrière :  « nous avons eu une révélation, dans un monde d’IA rien n’aura jamais autant de valeur que l’humain. Vous pouvez vous moquer de nous pour l’avoir réalisé si tard mais nous allons commencer à travailler pour que Klarna devienne le meilleur à proposer des humains à qui parler » .

Tout le monde n’aura pas un job « signifiant »

Face à cela, on oppose souvent la promesse des meaningful jobs. L’idée que, débarrassés des tâches ingrates, les humains pourront se consacrer à des activités porteuses de sens, que l’IA libérera du temps pour des activités à plus forte valeur humaine : plus créatives, plus relationnelles, plus « signifiantes ».

Mais on oublie, par enthousiasme ou à dessein, certaines choses.

Tout d’abord ces emplois sont rarement scalables. On ne crée pas 100 000 postes d’artisans en une nuit et encore faut il qu’on en ait besoin.

Ensuite ils ne sont pas tous solvables. Quand bien même on aurait besoin d’eux, tout le monde ne paiera pas pour des métiers d’accompagnement.

Enfin ils ne sont pas accessibles à tous. Tout le monde n’a pas les compétences ni le talent pour les occuper, sans parler de l’appétence pour ces activités ou la capacité à accepter ou supporter certaines conditions de travail.

Tout le monde ne deviendra pas thérapeute, artisan, philosophe ou coach.

Et de toute manière tous les métiers «  à impact » ou « de lien » ne suffiront pas à absorber les millions d’emplois rendus obsolètes par la technologie.

On ne parle pas ici d’un chômage de transition mais d’un excès structurel de disponibilité humaine face à une pénurie d’activités considérées comme « utiles  » ou «  nécessaires  ».

Conclusion

Peut être que la vraie question n’est pas «  comment l’IA va transformer le travail  », mais « Que devient le travail quand il ne garantit plus à chacun une place dans la société ?« 

Que fait on si le plein emploi devient un objectif hors de portée, comment valorise-t-on ceux qui ne travaillent plus au sens habituels du terme, faut il repenser les notions d’utilité sociale, de revenu, de statut et qui décide de ce qui est « signifiant », et pour qui (Les défis que pose l’IA ne sont pas technologiques mais il faut y répondre aujourd’hui)?

Va-t-on vers un âge d’or de l’assistanat (Vers un âge d’or de l’assistanat et de la précarité ?), une civilisation du désoeuvrement (IA au bureau : éviter l’effet Wall-E) ou des loisirs (L’objectif du futur est le plein chômage, comme cela on pourra jouer) ? Faut il invente autre chose ?

Le progrès technologique ne pose pas seulement une question d’adaptation mais nous oblige à reconsidérer nos fondamentaux : travail, utilité, reconnaissance, place de chacun.

Mais pour ouvrir ce débat de fond, il faut commencer par cesser d’être nAIf.

Image : intelligence artificielle de Art Gallery – stock.adobe.com

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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