Quand on parle de chefs d’entreprises on a tous nos modèles. Aujourd’hui beaucoup ne jurent que par Bezos, Musk et autres Zurckerberg mais je vous les laisse. Je reconnais leurs talents d’entrepreneurs brillantissimes mais aussi brillant soit il un connard reste un connard. Dit autrement j’applaudis leurs résultats mais refuserais un diner avec même si on me paie pour.
Par contre il y a des gens fantastiques tant en tant que dirigeants qu’en tant que personnes et parmi eux il y en a que je ne rencontrerai jamais : Antoine Riboud.
Président visionnaire de Danone, il a toujours placé l’humain au cœur de la performance, bien avant que ces sujets ne deviennent populaires. Dès 1972, il a défendu l’idée que performance économique et progrès social sont indissociables. Il a en quelque sorte anticipé la RSE en plaçant le bien-être des employés et l’impact sociétal au cœur du projet d’entreprise.
C’était donc le candidat idéal pour une interview sur le sujet de la performance durable et de l’expérience employé.
Moi : monsieur Riboud, vous avez toujours défendu une vision de l’entreprise qui ne s’arrête pas à la seule création de profit. D’où vous vient cette approche et comment s’inscrit-elle dans la performance durable ?
Antoine Riboud : Vous savez, j’ai toujours pensé que l’entreprise ne peut être performante que si elle prend en compte l’ensemble de ses parties prenantes. Ce n’est pas une question de philanthropie, c’est une question de bon sens économique. Un salarié qui se sent respecté, écouté et impliqué, c’est un salarié qui s’investit. Et un salarié qui s’investit, c’est une entreprise qui innove, qui progresse et qui crée de la valeur sur le long terme.
J’ai dit en 1972 à Marseille que le développement économique et le progrès social étaient indissociables. Cette conviction n’a pas changé même si malheureusement peu de choses ont changé depuis chez les chefs d’entreprise (Il y a 50 ans , le discours de Marseille. Et depuis ? Pas grand chose.) J’ai voulu ce discours comme un tournant, car il marquait une rupture avec une vision strictement productiviste de l’entreprise. Je voulais y affirmer que les entreprises devaient prendre en compte leur impact social et sociétal et qu’elles ne pouvaient plus fonctionner comme si elles étaient isolées du monde.
C’était le début de ce qu’ai appelé le double projet (Les 50 ans du double projet Danone : Une aventure économique, sociale et environnementale) et si j’étais encore là aujourd’hui je parlerais même de la « Triple Bottom Line » : People, Planet, Profit.
Une entreprise ne peut pas réussir si elle ne crée de la valeur que pour ses actionnaires. Elle doit aussi en créer pour ses salariés et pour la société. Et cela n’est pas antinomique avec la rentabilité, bien au contraire ! Une entreprise qui intègre ces trois dimensions est une entreprise plus résiliente, plus innovante et donc plus performante sur le long terme.
Moi : justement, beaucoup d’entreprises considèrent encore l’expérience employé comme un luxe ou un simple argument de marque employeur. Que leur répondriez-vous ?
Antoine Riboud : Je leur dirais qu’elles se trompent d’époque ! Croire qu’on peut encore mener une entreprise en ignorant l’humain, c’est comme essayer de naviguer sans boussole. La compétition aujourd’hui n’est pas seulement sur les produits ou les marchés, elle est sur la capacité à attirer et retenir les meilleurs talents, à favoriser l’intelligence collective et à mobiliser des écosystèmes et des communautés autour d’elle, à travers une mission et des valeurs.
Investir dans l’expérience employé, c’est investir dans la performance (L’expérience collaborateur : un levier de transformation au service de la performance). Ce n’est pas une charge, c’est un levier.
Quand vous améliorez les conditions de travail, quand vous donnez du sens, quand vous supprimez les irritants inutiles qui freinent l’initiative, vous obtenez des équipes plus engagées, plus créatives, plus efficaces. Et ce sont ces équipes qui feront la différence dans un monde où l’innovation et la rapidité d’exécution sont essentielles.
C’est ce que je pensais en 1972 et pensez bien que de là où je suis, ce que je vois du monde actuel ne fait que renforcer mes convictions.
Moi : vous étiez un pionnier de la responsabilité sociétale des entreprises. Comment voyez-vous le lien entre RSE et expérience employé ?
Antoine Riboud : La RSE et l’expérience employé sont deux faces d’une même réalité : la responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de son écosystème (Expérience employé et impact environnemental : faire d’une pierre deux coups).
Une entreprise qui prend soin de son impact environnemental mais qui maltraite ses employés est une entreprise incohérente. Et une entreprise qui soigne son expérience employé mais qui ferme les yeux sur les conséquences de ses activités sur la société court à sa perte car rien de ce qu’elle fait n’est durable.
L’engagement des salariés ne se décrète pas, il se construit. Si vous voulez que vos équipes soient mobilisées, commencez par leur donner des raisons de croire en votre mission et avant tout soyez exemplaires. C’est pour cela que j’ai toujours lié performance économique et impact social.
Une entreprise qui fait du profit sans se préoccuper de l’avenir de ses salariés ou de la société dans laquelle elle opère n’est pas une entreprise pérenne.
Moi : aujourd’hui, la transformation numérique change en profondeur la manière dont les entreprises fonctionnent. Vous avez rédigé un rapport sur les technologies pour Jacques Chirac en 1987. Quel était son message principal et comment le reliez-vous à la question de l’expérience employé ?
Antoine Riboud : Ce rapport insistait sur un point essentiel : la technologie ne doit pas être subie, elle doit être mise au service de l’humain. Nous avions identifié le risque que la digitalisation devienne une source d’exclusion et de complexité plutôt qu’un facteur de progrès. D’ailleurs aujourd’hui avec l’IA vous êtes en plein dedans (Les défis que pose l’IA ne sont pas technologiques mais il faut y répondre aujourd’hui).
On voit fleurir des solutions qui soit disant améliorent l’expérience employé mais elles peuvent avoir l’effet totalement inverse.
Malheureusement ce bon vieux Chirac n’a visiblement rien compris au sujet ce qui a posteriori ne me surprend pas vu von rapport à la technologie. Mais qu’attendre des dirigeants d’un pays qui en 1994 est si fier de son Minitel qu’il regarde internet d’un air condescendant (Anticipation à la française : quand anticiper, c’est surtout conforter le statu quo)?
Heureusement vous avez des gouvernants plus murs sur le sujet aujourd’hui mais on a perdu tellement de temps….
Donc pour en revenir à ce fameux rapport, le numérique est un formidable outil, mais il ne doit pas devenir une fin en soi. Trop souvent, on impose des technologies sans repenser l’organisation du travail, sans donner de sens aux changements. Résultat : on crée de la complexité plutôt que de la fluidité, on déshumanise plutôt qu’on ne facilite.
Mon seul regret c’est qu’à l’époque je n’avais pas le recul pour alerter sur son impact environnemental… (Numérique et environnement : des usages immatériels pour un impact réel).
Moi : merci encore monsieur Riboud. Vous voudriez ajouter quelque chose ?
Antoine Riboud : Oui. J’ai vu qu’une citation que vous m’avez emprunté a longtemps été sur la home page de votre blog, l’avait quitté avant d’y revenir récemment et je vous en remercie.
« Les entreprises les plus performantes sont celles qui pensent solidairement le changement technologique, le contenu du travail et le changement des rapports sociaux internes à l’entreprise«
Expérience employé, performance de l’entreprise, respect de l’écosystème, progrès technologique. Tout y est, il n’y a rien à ajouter, juste en tirer les conséquences.