Et si en business l’accident était une stratégie ?

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Dans l’inconscient collectif les success stories du monde de la tech sont dues à deux choses : une vision unique et une exécution exemplaire. Et cela implique souvent qu’il y ait à l’origine de tout cela un fondateur génial.

Mais la réalité est souvent très différente.

Au début des années 90 il y a un livre qui m’a passionné : « Bâtisseurs d’empires par accident » de Robert X. Cringely.

C’est le est le pseudonyme de Mark Stephens, un journaliste, chroniqueur et auteur américain spécialisé dans l’informatique et l’industrie tech, qui a notamment travaillé chez Infoworld et le livre livre est un des premiers à raconter l’histoire de la Silicon Valley de façon non officielle, en s’intéressant aux égos, aux rivalités, aux erreurs, aux coups de chance… Pour ceux qui ont comme moi adoré la série « Halt and Catch Fire » sachez qu’elle est inspirée de ce livre.

Autant vous dire qu’à cette époque, alors que l’internet grand public n’existait pas encore, ce fut mon premier contact avec la Silicon Valley d’un point de vue « insider ».

Bref cela a été pour moi un ouvrage fondateur que j’ai toujours gardé dans un coin de ma tête.

J’y ai repensé en lisant dernièrement une interview de Sam Altman, le fondateur d’OpenAI (An Interview with OpenAI CEO Sam Altman About Building a Consumer Tech Company ) où il dit, entre autres, qu’OpenAI ne devait pas au départ pas être une entrepris, que ChatGPT a été lancé un peu par hasard, qu’ils n’avaient pas de business model et qu’ils ont du tout mettre en place sous la pression d’un succès inattendu.

Cela m’a amené à me replonger dans mes bookmarks et mes notes pour retrouver tout ce qu’avais noté dans la catégorie « erreurs d’innovation et de management » qui ont au final mené à un succès inattendu et j’ai essayé de les classer par grandes catégories afin d’essayer de trouver des dénominateurs communs.

Après je ne sais pas si c’est rassurant ou inquiétant que ce soit pour les entrepreneurs en herbe ou les investisseurs….

En tout cas on savait que les leaders pouvaient commettre des erreurs de jugement monumentales (Pourquoi dirigeants et experts commettent il de grossières erreurs quant il faut anticiper l’avenir ?) mais maintenant on sait aussi qu’ils peuvent retomber sur leurs pieds.

En bref :

  • De nombreux succès tech sont nés d’erreurs, de détours ou de fonctionnalités secondaires réorientées vers de nouveaux usages.
  • Le pivot permet de transformer un échec en opportunité, comme Slack, Trello ou Instagram l’ont illustré.
  • Certains produits ont émergé d’usages imprévus, à l’image de YouTube, WhatsApp ou Twitter.
  • Des outils internes ou solutions personnelles, comme Gmail, Shopify ou Zoom, sont devenus des produits majeurs.
  • L’écoute des usages, l’acceptation de l’échec et la remise en question de la vision initiale sont les points communs de ces succès parfois improbables.

Le pivot (ou échec recyclé)

Le « pivot » est quelque chose de courant dans le monde des startups quand bien même on aimerait de l’idée originale fonctionne. Ca ne veut rien dire d’autre que changer brutalement de direction parce qu’on a compris qu’on allait arriver nulle part, le plus souvent en détournant le produit de son objectif de départ ou en se focalisant sur une seule de ses fonctionnalités.

Slack était au départ un jeu raté

Stewart Butterfield n’est pas un inconnu dans le monde du web car on lui doit Flickr (racheté par Yahoo pour 25 millions de dollars en 2005).

Lui et son équipe travaillaient sur un jeu en ligne collaboratif, Glitch, qui s’est avéré être totalement invendable. Mais, pendant le développement, l’équipe avait construit un outil de messagerie interne pour mieux collaborer à distance. Quand le jeu est abandonné, ils réalisent que cet outil de chat, simple et bien conçu, pourrait intéresser d’autres entreprises.
Slack est lancé comme un outil de travail censé remplace l’email et le succès est immédiat. Il sera racheté par Salesforce en 2020 (Que penser du rachat de Slack par Salesforce ?).

En attendant une fonctionnalité développée en coulisses peut un jour avoir plus de valeur que le produit initial.

Trello : le prototype à usage interne que tout le monde s’arrache

À l’origine, Trello n’était qu’un prototype développé par Fog Creek Software, une entreprise spécialisée dans les outils de gestion de projet et créée sur les cendres de la bulle des dot-com (ironiquement l’entreprise s’appelle aujourd’hui…Glitch). Son objectif était d’aider à visualiser les projets internes selon une logique Kanban.

Le prototype est monté lors d’un événement tech, tout le monde veut l’utiliser et ce qui ne devait être qu’une fonctionnalité à usage interne est lancé en tant que produit indépendant.

Trello a été racheté par Atlassian en 2017 pour 425 millions de dollars.

Souvent lorsqu’un outil interne répond aux besoins de vos collaborateur il y a des chances qu’il réponde à celui d’autres personnes. Dans un autre genre d’ailleurs IBM Connection, un réseau social d’entreprise, avait été développé d’abord pour l’interne et ensuite commercialisé.

Instagram : les utilisateurs font le tri dans les fonctionnalités d’une usine à gaz

Avant Instagram, Kevin Systrom et Mike Krieger avaient lancé Burbn, une application mêlant check-ins géolocalisés, messagerie, et partage de photos, un peu comme un Foursquare amélioré. Trop compliqué, trop dense, trop riche, trop confus.

Mais en observant les données issues de l’usage de l’application par les utilisateurs , ils comprennent que ceux-ci n’utilisaient quasiment que la fonction photo avec filtres.


Ils décident de tout jeter sauf cette fonctionnalité et repabtisent le produit Instagram qui connait un succès fulgurant et sera racheté en 2012 par Facebook pour 1 milliard de dollars.

Parfois il faut savoir mettre son égo de coté et oublier sa vision quand les utilisateurs disent clairement ce qu’ils veulent.

Le détournement d’usage : laisser les utilisateurs prendre le lead

Avec Instagram on a un premier exemple d’utilisateurs qui montrent la voie au product management mais il ne s’agissait pas d’un détournement d’usage : ils utilisaient la fonctionnalité photo pour prendre des photos.

Mais parfois ils détournent totalement l’usage d’un produit.

YouTube devait être un site de rencontres

Au départ les fondateurs de YouTube avaient en tête un site de rencontres vidéo mais sans surprise personne (en tout cas à cette époque) n’est à l’aise pour poster des vidéos de présentation.

Pour tester le système, ils uploadent quelques vidéos banales qui n’ont rien à voir avec l’objectif premier du produit. Résultat : les gens suivent l’exemple et commencent à l’utiliser comme une plateforme de partage grand public.


L’idée initiale et l’entreprise pivote vers une plateforme vidéo accessible à tous. Elle sera rachetée par Google en 2006 pour 1,65 milliard de dollars.

WhatsApp : une messagerie par accident

Jan Koum voulait au départ simplement créer une app pour dire à ses contacts « je suis au ciné » ou « je suis à la salle de sport ». Simplement un outil de mise à jour de statut.

C’est alors qu’Apple ouvre les notifications push  : quand quelqu’un change son statut, les autres reçoivent une alerte. Les utilisateurs commencent alors à se servir de l’app pour s’envoyer des messages. WhatsApp pivote, et devient la messagerie populaire que l’on connait.

Elle sera rachetée par Facebook en 2014 pour 22 milliards de dollars. Ironiquement c’est Apple qui a été à la base du succès d’une plateforme qui fait le succès de son principal concurrent sur le marché des OS mobiles.

Twitter : le SMS public né d’une impasse

Twitter est né chez Odeo, une plateforme de podcast qui périclite quand Apple annonce l’intégration des podcasts dans iTunes.

L’équipe est prise de cours et organise un brainstorming pour réinventer son futur. Jack Dorsey propose une plateforme pour publier des micro-messages publics de 140 caractères.

Le projet est d’abord lancé en interne et, lors d’un hackathon, les employés commencent à s’en servir à tel point que l’outil devient viral. Odeo abandonne son produit original et mise tout sur Twitter.

Twitter sera vous, le savez, racheté par Elon Musk en 2022 pour 44 milliards de dollars.

Comme quoi on peut innover sous stress dans un moment de panique.

L’outil interne devenu produit

On a vu qu’une fonctionnalité mineure ou qu’un produit interne pouvaient entrainer le pivot d’une entreprise. Parfois, sans remettre en cause la stratégie de l’entreprise ils permettent juste de lancer un nouveau produit.

Gmail : le projet « 20% » qui change tout un peu par hasard

Paul Buchheit développe Gmail en 2001 comme un side project. A l’époque les salariés de Google avaient en effet le droit de passer 20% de leurs temps sur des projets personnels afin de favoriser l’innovation au sein de la compagnie.

Il veut prouver qu’une app web peut être rapide, fluide, avec un moteur de recherche intégré, et… 1 Go de stockage alors qu’à l’époque Yahoo! Mail ne propose que 4 Mo.


Le produit met des années à sortir et d’ailleurs il n’est même pas priorisé par l’entreprise qui ne perçoit pas sa valeur. Mais une fois la bêta privée disponible le bouche-à-oreille fait effet, tout le monde s’arrache les invitations et Gmail devient une stored de standard. Le projet revient vraiment de nulle part et a changé l’histoire de l’email.

Shopify : vendre des snowboards… puis abandonner

Tobias Lütke est avec quelques amis le fondateur d’une boutique de vente d’équiments de snowboard en ligne. Comme aucun CMS e-commerce ne lui convient il décide alors de coder le sien. Non seulement il sera un succès mais il se rendra compte que d’autres commerçants sont séduits par technologie.

Fini la vente de snowboards, l’entreprise pivote et devient un éditeur de logiciel à succès dans le domaine du e-commerce.

Chose rare, Lütke est toujours à la tête de l’entreprise.

Comme quoi créer pour soi permet parfois de faire mieux que les outils du marché.

Zoom et la frustration d’un salarié visionnaire

Eric Yuan travaille chez Weber qui est un jour racheté par Cisco. Lassé des imitations techniques de l’outil il veut le repenser pour le rendre plus fluide, plus moderne, plus mobile. Ne voyant pas l’intérêt d’un tel effort pour un outil qui a quasiment une clientèle captive Cisco refuse et il part créer Zoom avec une quarantaine d’autres employés en faisant de l’expérience utilisateur son cheval de bataille.


Résultat ? Zoom connait un succès retentissant, aidé, il est vrai, par la pandémie qui a été la meilleure campagne marketing qu’on aurait pu imaginer.

L’erreur qui devient une opportunité

Parfois on se trompe, on rate quelque chose, on échoue. Cela arrive et tant pis on recommence. Mais parfois un produit raté qui n’aurait jamais du voir le jour peut devenir une opportunité.

Post-it : la colle qui ne colle pas

Cette histoire vous la connaissez tous et elle ne concerne pas vraiment le monde de la tech mais elle est trop belle pour ne pas être racontée.

Chez 3M, un chimiste développe une colle « ratée » : elle colle… mais se décolle trop facilement.

Inutilisable pour l’usage prévu le produit est destiné à finir à la poubelle mais un de ses collègue imagine de l’utiliser pour faire des marque-pages repositionnables.
Les premiers tests sont faits sur des livres de chants dans son église pour marquer les page sans les abîmer. Le produit est perfectionné et l’usage se répand dans l’entreprise puis à l’extérieur.

Google AdWords : le business model inacceptable

Aussi drôle que cela puisse paraitre aujourd’hui, au départ, les fondateurs de Google refusent l’idée de publicité, jugée incompatible avec leur mission qui était d’ « organiser les informations à l’échelle mondiale et les rendre universellement accessibles et utiles. »

Mais un ingénieur pousse un prototype : des annonces liées aux requêtes, sans bannières ni animation. Les résultats sont impressionnants et la mission passe finalement au second plan devant le potentiel économique d’une technologie qui va devenir le moteur économique de l’entreprise.

Le besoin personnel transformé en modèle économique

On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Les grandes réussites viennent rarement d’une idée géniale mais de la résolution d’un problème et quand on trouve une solution à ses propres problèmes peut être que des millions de gens ont les mêmes…

Airbnb : comment faire de la débrouille un business

Brian Chesky et Joe Gebbia n’ont pas de quoi payer leur loyer. Une conférence se tient à San Francisco, les hôtels sont pleins. Ils achètent trois matelas gonflables, créent un site à la va vite, et proposent un petit-déjeuner avec l’hébergement : AirBed & Breakfast.
L’expérience fonctionne. Ils la répètent puis la transforment en business model.

On peut aussi penser à Uber dont les fondateurs se sont retrouvés un jour sans taxi dans Paris alors qu’il assistaient à la conférence LeWeb, ce qui leur a donné l’idée de créer une plateforme de réservation de voitures avec chauffeur.

Netflix : le mythe du DVD en retard

L’histoire officielle veut que Reed Hastings ait eu l’idée de Netflix après avoir dû payer une amende de 40 $ chez Blockbuster. Il se demande alors s’il n’y aurait pas une meilleure façon de louer des films.

Mais pour une fois c’est totalement faux et cousu de fil blanc mais niveau marketing le storytelling est parfait.


La vraie innovation de Netflix ? Utiliser le potentiel logistique du DVD, plus petit et plus léger que la VHS, pour proposer la location postale puis l’abonnement illimité avant de pivoter vers le streaming.

C’est très intelligent mais l’histoire est beaucoup moins vendeuse.

Conclusion

A la lecture de tout ce qui précède on peut se dire que soit ces entrepreneurs étaient très talentueux soit qu’ils ont eu une chance énorme.

Mais j’ai toujours du mal de croire en la chance. Pas quand les cas sont si nombreux et les réussites si grandes.

C’est à se demander si, derrière ce qui peut ressembler à un accident il n’y a pas un méthode. En effet on retrouve tour le même des constantes :

  • La capacité à écouter les usages réels (même quand ils contredisent l’intention initiale).
  • La culture du test, de l’expérimentation, de la remise en question.
  • La tolérance à l’échec, voire sa valorisation.
  • L’absence d’ego produit : savoir jeter, repartir, pivoter.

Je n’irai pas jusqu’à dire que tout était volontaire mais plutot que l’accident de parcours n’en est jamais un pour qui sait en apprendre quelque chose et, surtout, n’a aucun égo par rapport à sa vision initiale.

Goldratt a écrit un livre intitulé « Réussir n’est pas une question de chance ». Finalement la chance c’est peut être la face visible de la méthode.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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