Gouvernance d’entreprise : le mot est à la mode, la réalité beaucoup moins

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Dans un monde et un environnement économique pour le moins instable il y a un mot qui revient à chaque fois qu’on parle des causes de succès ou d’échec : la gouvernance.

Un mot très employé, souvent synonyme de cadre structurant, de garantie de bonne gestion mais qui reste abscons pour les salariés et le grand public. Pour eux, et même parfois pour les managers et certains petits actionnaires il suscite de la méfiante, de la distance et, pire, de l’ironie.

L’idée m’est venue de dépoussiérer ce concept pour deux raisons.

La première est qu’effectivement je ne vois pas une entreprise naviguer sereinement dans le monde actuel sans une « bonne » gouvernance. La seconde est qu’à l’heure où l’adoption de l’IA est un enjeu pour quasiment toutes les organisations et que les cas d’usage ne sont pas si évidents que cela à trouver (L’adoption de l’AI générative ne passera ni par les politiques, ni par les cas d’usage) je vois deux terrains de jeu assez évident pour une première étape : la découverte par les collaborateurs pour qu’ils trouvent des réponses à leurs propres besoins et, à l’opposé, l‘utilisation de l’IA pour une meilleure gouvernance.

Mais je n’avais pas envie d’un billet sur « IA et gouvernance » qui tomberait du ciel sans contexte à propos d’un sujet mal connu donc je me suis dit qu’une série de billets qui clarifierait de quoi on parle et des enjeux avant de parler de technologie serait une bonne chose.

En bref :

  • La gouvernance devrait être une pratique vivante d’arbitrage entre intérêts divergents, pas seulement un cadre formel.
  • Elle vise à gérer les tensions plutôt qu’à les supprimer, en mobilisant l’intelligence collective.
  • Les structures actuelles, rigides, peinent à suivre la complexité croissante du monde.
  • Un écart persiste entre la gouvernance officielle et la manière dont sont prises les décisions
  • La gouvernance est un art du discernement, fondé sur l’écoute et la remontée du terrain.

La gouvernance n’est pas qu’un organigramme

On réduit trop souvent la gouvernance à l’organisation des pouvoirs dans l’entreprise : conseil d’administration, comité exécutif , comités spécialisés...une sorte de mille feuille dont la finalité semble être d’éliminer tout risque, provoquer une réaction d’autodéfense face à toute forme de changement et in fine rassurer les actionnaires et les régulateurs.

Mais, pour qui l’a pratiqué, la gouvernance est ou plutôt devrait être une pratique vivante car elle désigne la manière ont on prend les décisions, répartit les responsabilités et arbitre entre des intérêts divergents.

En effet, et c’est souvent la raison pour laquelle on voit la gouvernance comme un organe politique qui ralentit voire empêche tout c’est que la gouvernance d’entreprise arbitre entre plusieurs intérêts contradictoires.

On a tout d’abord la direction qui veut, quoi qu’on en dise, exécuter une vision. On a ensuite les actionnaires qui veulent logiquement un retour sur investissement mais se heurtent parfois à la direction sur l’horizon de celui-ci.

Viennent ensuite les salariés qui veulent du sens et de la stabilité, ne comprennent pas la vision et n’ont que faire du retour sur investissement.

Et enfin, phénomène majeur depuis une trentaine d’années, on a la montée en puissance de parties prenantes externes (clients, société civile, régulateurs, etc.) qui attendent des engagements environnementaux, sociaux, éthiques.

La tension ne s’élimine pas, elle se gère

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la gouvernance n’a jamais eu pour but d’éliminer les tensions, ce qui est impossible à moins d’éliminer le(s) corps qui les portent. Elle est là pour organiser leur coexistence voire l’équilibre entre elles, d’où le fait qu’elle soit perçue comme éminemment politique.

Parfois certains font preuve de davantage de courage. A la fin des années 2000 Paul Polman, le CEO d’Unilever à l’époque, après avoir survécu à une OPA hostile a décidé de recentrer la stratégie d’entreprise sur la croissance responsable à long terme. Il mettra en place un plan ambitieux en la matière et, notamment, a supprimé la publication des résultats trimestriels et cessé de fournir des prévisions financières à court terme, une décision rarissime pour un groupe coté.

Cela a braqué nombre d’investisseurs, chose que peu de dirigeants aiment, mais lui a attiré le soutien des fonds ESG et des investisseurs dits responsables, ce qui était en phase avec sa vision de la responsabilité sociale et environnementale comme composante de la stratégie d’entreprise et non comme un saupoudrage en trompe l’oeil.

Mais des initiatives de la sorte restent marginales : dans la majorité des cas la gouvernance reste une affaire de pilotage financier et de conformité règlementaire avec peu de place pour la discussion, l’innovation, la contraction et donc pour l’intelligence collective.

A défaut de point d’équilibre on satisfait la partie prenante la plus puissante et on gère les autres.

Or une gouvernance saine nécessite une forme de collaboration élargie. Pas un grand débat permanent qui crée plus de bruit qu’il n’apporte de réponses un un accès à la diversité des opinions, points de vue, données et signaux faibles.

Dit autrement une gouvernance incapable de mobiliser l’intelligence collective devient aveugle.

Des réponses encore simplistes face à une complexité croissante

Les entreprises d’aujourd’hui évoluent dans un contexte radicalement plus instable qu’il y a 20 ou 30 ans. Les interdépendances géopolitiques, environnementales et sociales rendent les décisions de plus en plus risquées alors que les structures de gouvernance, elles, ont peu évolué dans leurs pratiques.

On assiste donc à un décrochage progressif entre la complexité du monde réel et la rigidité des mécanismes de gouvernance. Les comités adhocs ne suffisent plus à capter les signaux faibles et pire, le vieux réflexe de créer une direction ou un comité par sujet qui émerge ne fait que créer de la complication (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué).

De leur côté les instances gouvernantes sont enfermées dans des cycles de décision et de validation longs et politiques qui les éloigne du terrain.

On parle souvent du caractère stratégique de la gouvernance mais dans la pratique l’essentiel du temps est consacré à la validation de budgets, à la gestion des risques réglementaires voire à des plans de succession.

Gouvernance formelle vs gouvernance réelle

Il y a souvent un écart considérable entre ce qu’est la gouvernance d’entreprise et ce qu’elle prétend être. En effet, les décisions les plus importantes ne se prennent pas toujours dans les conseils d’administration ou les comités, mais dans des cercles plus informels, à travers des jeux d’influence, des compromis où les intérêts individuels priment le plus souvent;

Ce constat n’est pas nouveau. Dès les années 1970, Michel Crozier et Erhard Friedberg (L’acteur et le système) ont montré que les organisations sont traversées par des dynamiques invisibles : des rapports de pouvoir qui se construisent autour de zones d’incertitude que chacun cherche à contrôler.
Henry Mintzberg, de son côté, a largement documenté les circuits parallèles d’influence et les coalitions internes qui façonnent les orientations stratégiques, bien au-delà des structures officielles.

Enfin, Chris Argyris avec sa distinction entre les « théories professées » et les « théories en usage », nous rappelle que ce que les dirigeants affirment comme principes de gouvernance n’est pas toujours ce qu’ils appliquent réellement.

Autrement dit, la gouvernance invisible, informelle, est souvent celle qui produit les effets les plus durables que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.

On sait donc depuis très longtemps que la gouvernance est loin d’être rationnelle et informée et ça n’est pas le contexte actuel qui améliore les choses, d’autant plus qu’on ne fait rien pour améliorer les choses.

Ce ne sont donc pas les conseils d’administration qui gouvernent mais plutôt des cercles et dynamiques d’influence, des rapports de force internes, ou de habitudes managériales héritées.

Ce décalage entre la gouvernance formelle et gouvernance réelle n’a donc rien de nouveau et il explique pourquoi des dispositifs bien intentionnés échouent à prendre les meilleurs décisions.

Un équilibre à piloter, pas un modèle à appliquer

Ce premier article de la série nous prouve que la gouvernance n’est pas une mécanique mais plutôt un art de l’arbitrage. Elle exige du discernement, de l’écoute, une capacité à gérer les tensions plutôt qu’à les nier.

Elle ne se limite pas à des règles ni à des structures : elle repose sur des choix humains qui sont souvent subtils mais rarement neutres voire objectifs.


Et surtout, elle suppose une capacité à faire remonter l’intelligence du terrain, à prendre en compte le désaccord sans l’ignorer ou le faire raire, à structurer des formes de délibération collective. Il n’est pas question ici de diluer les responsabilités mais de mieux éclairer les décisions.

Dans le prochain article, on verra pourquoi, malgré toutes les bonnes intentions, la gouvernance actuelle échoue souvent à faire ce qu’elle doit faire à savoir donner de la clarté et produire des décisions objectives, informées, allant dans le sens de l’intérêt collectif.

Dans cette série :

Gouvernance d’entreprise : le mot est à la mode, la réalité beaucoup moins
Pourquoi la gouvernance d’entreprise échoue malgré les bonnes intentions
Une gouvernance d’entreprise conçue pour hier et confrontée aux enjeux d’aujourd’hui
Gouvernance d’entreprise : la modernité comme un cache misère
Gouvernance augmentée : l’IA comme levier de lucidité collective

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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