Il arrive que des décisions organisationnelles, au delà de la cosmétique, incarnent des tendances de fond dans l’organisation du travail. La récente fusion des départements RH et IT de Moderna en est un parfait exemple et il est difficile de ne pas y voir plus qu’un simple choix de gouvernance : c’est, peut-être, un tournant dans la manière dont les entreprises conçoivent la relation entre talents et technologies.
En général j’essaie d’agrémenter autant que possibles mes articles par des exemples en mentionnant des sources externes mais cela fait longtemps que je n’ai pas trouvé de cas qui aurait mérité un article spécifique mais ce que fait Moderna est un cas d’école qui mérite qu’on y regarde de plus près.
Moderna expérimente donc un modèle radicalement nouveau en fusionnant ses équipes RH et technologiques. Plus qu’un projet de transformation digitale c’est une remise à plat complète de la manière dont une entreprise conçoit ses rôles, ses outils, ses flux de travail et son modèle opérationnel.
La biotech ne se contente en effet pas pas d’intégrer l’IA dans ses processus mais elle reconstruit son organisation autour de la collaboration homme-machine, en pilotant l’ensemble par un modèle hybride encore inédit à ce jour.
En bref :
- Moderna a fusionné ses départements RH et IT pour repenser l’organisation autour de la collaboration homme-machine, en intégrant l’IA au cœur des processus plutôt que comme simple outil de soutien.
- Cette transformation répond à la fois à la croissance rapide post-Covid, aux défis de scalabilité et à l’émergence de l’intelligence artificielle comme levier de réinvention des modèles de travail.
- La biotech a déployé plus de 3000 agents GPT dans des fonctions variées, adoptant une approche orientée tâches et flux, en rupture avec les logiques métiers traditionnelles et les silos organisationnels.
- La création d’un poste de Chief People and Digital Technology Officer traduit une volonté d’intégrer pleinement les dimensions humaines et technologiques dans une gouvernance unifiée.
- Moderna expérimente un modèle inédit de transformation où la technologie vient enrichir l’humain sans viser la simple réduction des effectifs, soulevant toutefois des questions sur l’apprentissage, le lien social et la transposabilité de ce modèle à d’autres entreprises.
Une réponse à l’après-Covid dans le contexte de l’IA
Cette transformation ne vient pas de nulle part et, surtout, n’est pas une lubie née d’un engouement aveugle pour la technologie (Les limites de la transformation guidée par la technologie). Moderna est l’un des grands gagnants de la pandémie de Covid-19, elle y a gagné une croissance fulgurante mais au prix d’une augmentation proportionnelle de ses effectifs qui ont doublé et de sa complexité interne. Cette expansion rapide a généré, comme souvent, des redondances, des lenteurs et une dette organisationnelle (How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth ). Cette fusion RH/Tech intervient donc dans un contexte de quête de scalabilité durable et maitrisée (Why Moderna Merged Its Tech and HR Departments).
Mais surtout elle s’inscrit également dans une volonté d’adaptation à l’ère de l’intelligence artificielle qui est arrivée dans le paysage avec un timing quasiment parfait. Il ne s’agit pas de digitalisation défensive mais d’une volonté d’être protagoniste en tirant parti de l’IA pour repenser l’organisation autour d’une question qui est de savoir « qui ou quoi (humain ou machine) doit accomplir chaque tâche pour obtenir le meilleur résultat ? » et en décidant de plus avoir des stratégie humaines et technologique distinctes (Moderna utilise l’IA pour restructurer les RH et supprimer des emplois).
Il s’agit bien sur d’une volonté de rationalisation post-pandémie autour de laquelle l’entreprise a connu une croissance aussi subite qu’inattendue, donc pas planifiée et difficilement contrôlable, mais elle répond également à un changement de paradigme très actuel, à savoir la nécessité d’adapter l’architecture du travail à l’ère des agents cognitifs. On est donc loin du cost cutting aveugle qui est souvent règle dans de telles circonstances car les réductions d’effectifs provisoires (Moderna dit que c’est une phase provisoire avant d’embaucher dans d’autres domaines) ressemblent finalement moins à un à objectif qu’à une conséquence.
Elle cherche donc ainsi à faire évoluer son fonctionnement en profondeur, en attribuant à chaque activité la configuration homme-machine la plus efficace (Moderna Is Rewriting The Enterprise Playbook). Fini les silos, place aux flux et à l’orchestration.
Des agents GPT à l’échelle industrielle
Le bras armé de cette réorganisation est un partenariat avec OpenAI. Moderna aurait ainsi déployé plus de 3000 agents GPT spécialisés dans toute l’entreprise et pour des tâches aussi variées que la gestion des requêtes RH ou l’ajustement des doses dans les essais cliniques (Moderna leverages OpenAI to transform HR and tech operations), le juridique, les ventes, la production.
On est donc pas dans le cadre d’une expérimentation à la marge mais une réarchitecture où la technologie ne vient pas en soutien mais fait partie de l’exécution. Ce qui explique peut être pourquoi dès 2023 l’adoption de ChatGPT en interne a été de 83% alors qu’on sait que la plupart des pilotes ne passent jamais en production (88% of AI pilots fail to reach production — but that’s not all on IT) et qu’à peine 25% atteignent le ROI attendu (Will genAI businesses crash and burn?). Ce faisant, Moderna construit une coche cognitive distribuée, directement opérationnelle qui transforme la nature du travail, des opérations et de la collaboration homme-machine.
Ce n’est pas une expérimentation à la marge : c’est une réarchitecture profonde où la technologie ne vient plus “en soutien” mais devient partie prenante de l’exécution. Moderna construit ainsi une couche cognitive opérationnelle distribuée, toujours active, qui transforme la nature même du travail.
People + Digital : un poste, une fonction, une vision
Pour incarner ce modèle, Moderna a donc fusionne ses départements RH et IT en créant un poste de Chief People and Digital Technology Officer confié à Tracey Franklin, l’ex DRH. On n’est pas en face d’un « simple » alignement RH/IT (et qui s’y est risqué sait que c’est tout sauf simple) mais plutôt en face d’une tentative de gouvernance intégrée.
Petit aparté personnel en passant.
Parfois fusionner des fonctions est le meilleur moyen de casser des silos, créer des synergies, voire mettre un terme aux querelles de chapelles entre personnes qui refusent de se parler. Mais de telles initiatives ne sont finalement pas si courantes suscitent souvent l’étonnement dans un monde où chacun aime bien protéger sa zone de pouvoir verticale.
Il fut un temps où j’ai ainsi cumulé la direction de l’expérience employé et de l’expérience client. Une initiative qui partait du constat que la seconde ne pouvait exister sans la première et que le marketing et les RH étaient le plus souvent incapables de se parler (L’expérience employé n’est pas une fonction support mais une fonction business et A qui profite vraiment l’expérience employé ?). Dans le milieu des années 2010 cela avait du sens mais pourtant je ne me souviens avoir rencontré qu’une personne cumulant les deux fonctions, c’était une VP de chez Adobe rencontrée à l’époque à la conférence Unleash.
C’est un peu pour les mêmes raisons que j’ai cumulé plus tard les directions People et Opérations (RH et Opérations : le seul duo viable pour mener l’expérience employé). Parce que les deux ne se parlaient pas, parce que l’essentiel de l’expérience employé se situe dans le design du travail et des opérations, parce qu’on ne réorganise rien sans embarquer les gens (People Centric Operations : adapter travail et opérations aux travailleurs du savoir), qu’une expérience de travail fluide est une composante de l’excellence opérationnelle, surtout pour les travailleurs du savoir, et peut être parce que j’avais le background parfait pour cela (Est-ce une hérésie que de mettre « people » et « operations » dans la même phrase ? et Baromètre 2023 de l’expérience collaborateur : l’expérience employé face à ses contradictions).
Ajoutons à cela que le « work design » est un facteur clé d’engagement même si très peu de personnes, côté RH, ne lui accordent de l’importance (Right fit, wrong fit).
Bref comme me l’a dit mon président de l’époque : « les RH parlent enfin aux Ops et vu que c’est la même personne ça m’épargne des guerres de chapelles au sein du Comex vu qu’à priori tu es en accord avec toi-même« .
Tout cela peut vous dire que l’expérience a été on ne peut plus concluante mais que le cumul des fonctions n’a pas été sans étonner beaucoup de monde tellement les deux fonctions pouvaient sembler orthogonales et c’était vu comme un mouvement courageux mais risqué de la part de l’entreprise.
Mais que dire alors de Moderna ? Là c’est vraiment le niveau d’au dessus. Fusionner RH et IT c’est a priori très improbable, peut être risqué, en tout cas très courageux. Qui plus est en confiant la direction de ce nouveau département à l’ancienne DRH plutôt qu’à un profil techno mais justement peut être est-ce un message : la technologie est au service de l’humain et pas l’inverse.
Mais, ce faisant, Moderna change radicalement le jeu. Au lieu de poser la traditionnelle question qui est de savoir quelles technologies peuvent soutenir les RH elle nous interroge sur la manière de concevoir une organisation hybride, intelligente et évolutive.
Moins de postes et mais un autre modèle de travail
Cette transformation a un prix : environ 10 % des effectifs technologiques ont été supprimés, soit une cinquantaine de personnes, mais de nouveaux rôles ont aussi été créés pour accompagner ce modèle hybride et que l’entreprise continuera a embaucher. Notons que pour une fois ce sont bien les profils techniques qui sont concernés et pas les autres ce qui confirme que le rôle de la technologie n’est pas prioritairement de réduire les effectifs sinon c’est ailleurs que les suppressions de poste auraient eu lieu. D’ailleurs il ne semble pas y avoir eu de suppressions de postes aux RH alors que des agents sont supposés répondre à des questions de niveau junior.
Des agents GPT ont remplacé certaines fonctions tenues par des profils juniors, notamment en RH. Cela permet un gain de temps, mais pose toutefois une question : que devient la courbe d’apprentissage des jeunes profils si l’IA prend en charge les tâches d’entrée de carrière ? (L’IA va-t-elle remplacer les juniors ? Le faux débat qui cache la forêt).
Des expériences plus ou moins concluantes par ailleurs
Ce qui se passe chez Moderna arrive dans un contexte ou d’autres retours d’expérience récents ont soulevé beaucoup de questions.
On a par exemple IBM qui a remplacé par des IA plusieurs centaines de personnes dans les RH (IBM CEO: AI Replaced Hundreds of Human Resources Staff) avec la promesse que cela permettrait de recruter davantage de personnes dans des domaines plus stratégiques sans qu’on en sache beaucoup plus. Ici on voit bien, toutefois, que c’est la fonction RH qui a trinqué en premier ce qui montre les différences de philosophie entre les deux approches.
Encore plus radicale est l’expérience de la licorne suédoise Klarna qui a d’abord annoncé un remplacement massif des agents de service client par des IA avant d’avouer avoir fait une erreur radicale en négligeant ce qu’ils perdaient dans l’opération (Klarna nous montre les limites des agents IA)…et de réembaucher dans la foulée.
Ce qui semble distinguer Moderna, c’est l’ambition de redéfinir l’entreprise à partir du mix humain/IA et non de simplement numériser l’existant pour se séparer des humains. Faire mieux en gardant les humains et ajoutant de la technologie plutôt que faire pareil en enlevant des humains.
Un modèle orienté tâche et non plus métier
Si on regarde les conséquences ou, plutôt, les idées sous jacentes sans s’arrêter à la simple fusion des fonctions, Moderna abandonne les logiques métier (Moderna Is Rewriting The Enterprise Playbook) pour penser son organisation comme une série de tâches à orchestrer en temps réel via des configurations homme+IA.
On ne parle donc plus d’automatisation, mais le passage à un modèle piloté par les usages et les objectifs, capable de se reconfigurer dynamiquement selon les besoins, les données et les ressources disponibles.
Il semble bien qu’ici Moderna ait bien anticipé deux sujets déjà traités sur ce blog, à savoir les limites de la seule augmentation de l’humain par l’IA (IA en entreprise : aller au delà de l’augmentation pour enfin transformer) et le besoin de réinventer les opérations dans le travail du savoir afin se s’adapter et se reconfigurer en permanence en donnant de l’autonomie aux acteurs plutôt qu’au travers d’une logique top down lourde et lente (People Centric Operations : adapter travail et opérations aux travailleurs du savoir)
Des questions qui restent en suspens
Le cas Moderna est pour l’instant un cas unique et même si cela semble bien fonctionner depuis plus d’un an il y a des choses qu’il sera intéressant d’observer sur le long terme.
Tout d’abord quid de la standardisation des relations humaines, si la majorité des interactions passent par des IA.
Ensuite existe-t-il un risque de perte du lien social et de l’intelligence contextuelle dans le cas, par exemple, de situations RH sensibles ?
Va-t-on, enfin, vers une érosion du collectif si l’individualisation des tâches et des outils l’emporte sur les dynamiques d’équipe ?
Et surtout, où apprend-on le métier, quand il est fragmenté ou confié à des modèles génératifs ? La transformation n’est pas qu’organisationnelle : elle touche au cycle de vie des compétences, un sujet sur lequel je m’étais déjà interrogé par le passé (IA et gestion des talents : une approche dynamique qui favorise la mobilité interne).
Le modèle Moderna est il transposable ?
J’ai l’habitude de dire que dupliquer ce qui fonctionne ailleurs est rarement une bonne idée. On peut en effet tout copier sauf ce qui fait la différence, à savoir le contexte d’une entreprise à un moment donnée.
Moderna coche en effet de nombreuses cases pour opérer une telle transformation : un ADN technologique, son agilité post-Covid, sa culture d’expérimentation en font un terrain propice pour ce genre de mouvement.
Mais transposer le modèle ailleurs nécessite plusieurs choses dont une infrastructure IA solide, une culture managériale ouverte à la remise en question des rôles, et la capacité à piloter le changement avec justesse, sans réduire les personnes à des « utilisateurs de systèmes ».
Le sujet n’est pas tant de savoir si d’autres le feront mais plutôt comment et à quel prix pour l’humain.
Conclusion
Ce que Moderna met en place n’est pas une simple optimisation technologique mais une reprogrammation de l’entreprise autour de l’IA générative vue comme ressource opérationnelle native avec et non pas à la place des humaines.
La fonction RH n’est plus une fonction support mais, fusionnée avec l’IT, devient le cœur d’une l’architecture hybride, à la croisée des talents, des systèmes et des processus. Une sorte de laboratoire du futur du travail où l’enjeu n’est plus d’aligner humain et technologie ou de les opposer mais de les faire coopérer intelligemment.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)