On parle beaucoup de gouvernance d’entreprise, on la présente comme un gage de stabilité et de pilotage maîtrisé mais quand on regarde les faits le tableau a un autre visage. Entre erreurs stratégiques et décisions incohérentes : les entreprises ont rarement été aussi bien équipées en dispositifs de gouvernance, et pourtant rarement aussi vulnérables.
Mais de doter d’organes de gouvernance, de règles, de mécanismes de contrôle ne veux pas dire que la pratique de la gouvernance fonctionne et c’est ce que nous allons explorer dans ce second billet sur la gouvernance d’entreprise.
En bref :
- Les dispositifs de gouvernance se sont multipliés dans les entreprises, mais cela ne garantit ni une meilleure anticipation ni une prise de décision plus efficace, et peut au contraire fragmenter la vision globale.
- Face à l’incertitude, les entreprises ont tendance à rigidifier leur gouvernance au lieu de la rendre adaptable, ce qui nuit à leur capacité à faire face aux changements.
- L’abondance d’informations ne se traduit pas par une meilleure compréhension, car les signaux faibles sont souvent filtrés ou déformés, empêchant une lecture collective pertinente.
- La gouvernance manque d’intelligence collective : elle ne prend pas en compte les opinions divergentes et reste déconnectée des réalités de terrain, ce qui la rend aveugle aux tensions et opportunités.
- La finalité même de la gouvernance est souvent oubliée : au lieu d’être un espace de pilotage du sens, elle devient un dispositif défensif, centré sur la conformité plutôt que sur la décision partagée.
Une gouvernance conçue pour le contrôle, pas pour la compréhension
La première réaction des entreprises face à l’incertitude, un contexte nouveau ou un problème est bien connue » : on crée des comités, de nouvelles fonctions, on ajoute des postes de directeurs ou de « head of…et on ajoute de la complication à de la complexité (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué).
Donc face aux risques environnementaux, sociaux, technologiques ou réputationnels, la gouvernance s’est peu à peu bureaucratisée. Audit, compliance, RSE, éthique, cybersécurité : tout doit être est encadré, normé, traçable.
Cette inflation de structures ne garantit par contre en rien une capacité à mieux anticiper ou décider. Au contraire elle conduit souvent à une une fragmentation du pilotage, chaque organe travaillant sur son périmètre avec ses indicateurs et ses propres urgences. Par contre personne n’a plus la vue d’ensemble.
Et plus personne n’a la vue d’ensemble comme on l’a vu encore récemment avec l’affaire Wirecard en 2020 (Scandale Wirecard).
La gouvernance était en place et on ne peut mieux structurée avec un conseil de surveillance, des auditeurs, des comités spécialités… et pourtant les signaux d’alerte ont été ignorés, étouffés faute de vision transversale et, surtout, d’un dispositif favorisant la discussion voire la confrontation.
La gouvernance, dans de nombreux cas, ne sert plus à piloter mais à se défendre dans un monde complexe en ajoutant, paradoxalement, de la complication.
Environnement instable et gouvernance rigide : un cocktail détonnant
Cela peut sembler paradoxal mais, en effet, plus le monde devient instable plus les entreprises se rassurent avec des structures rigides.
Dans un avion beaucoup de gens sont surpris voire inquiets quand ils voient l’extrémité des ailes bouger et l’aile se plier en cas de turbulences. Mais si l’aile n’était pas hautement flexibles elle casserait. On peut également disserter des amortisseurs sur une voiture ou des constructions antisismiques qui suivent la même logique.
Mais alors que ces principes physiques semblent évidents et bien compris, on fait tout le contraire en entreprise : on se dote de règles, de normes, de process, on crée des comités ou des départements avec de nouveaux responsables en se disant que cela va créer un cadre protecteur et maitrisé.
Mais ce qui n’est en fait que l’illusion du contrôle rend l’organisation plus vulnérable car elle l’empêche de bouger et s’adapter. Ce qui vaut pour les process vaut également pour la gouvernance (Montrez-moi un processus parfaitement fluide, et je vous montrerai quelqu’un qui cache des erreurs. Les vrais bateaux tanguent. ).
Au contraire, la gouvernance devrait être capable de s’adapter sans se désintégrer, faire face et résister sans être immobiliste car ce n’est pas le cadre qui crée la stabilité mais la capacité à faire évoluer le cadre sans se perdre. Là encore, les réflexions de bon sens qui concernent les opérations se retrouvent logiquement au sujet de la gouvernance (People Centric Operations : adapter travail et opérations aux travailleurs du savoir) quoique, finalement, on traite un peu du même problème.
Bref, une gouvernance rigide de protège pas mais expose à subir les changements plutôt que les piloter.
Mais la résidence nécessaire, qu’on pourrait qualifier de stabilité dynamique, ne peut émerger que d’un collectif solide capable de s’orienter et s’ajuster ensemble malgré l’incertitude.
Ce n’est pas l’information qui manque, c’est l’intelligence partagée
Les dirigeants ne manquent pas de données : tableaux de bord, reporting consolidés, indicateurs de performance, alertes risques… tout ce qui est nécessaire est là et même parfois davantage de nécessaire. Une direction ne peut pas dire qu’elle est aveugle, parfois elle est même éblouie par trop de lumière.
Mais on a aussi la situation inverse : si l’information brute est pléthorique, elle est souvent filtrée, lissée et présentée de manière à répondre aux attentes des décideurs. Ce qui remonte est ce qui est validé, aseptisé, « propre » et, à l’inverse, ce qui dérange ou questionne est souvent écarté, étouffé ou ne circule que dans des canaux informels.
Aucune surprise à cela : si tout en bas de l’échelle on hésite déjà à donner de mauvaises nouvelles à son manager, imaginez ce que cela donne lorsque cette nouvelle doit escalader 8 niveaux hiérarchiques, chacun plus politique que celui du dessous.
Bref, le problème n’est pas l’existence de l’information et son accessibilité (à distinguer de son accès), mais la manière dont on en construit collectivement le sens pour décider.
Sans une circulation fluide et non filtrée de l’information et des signaux faibles, sans possibilité de confronter de manière argumentée différentes lectures, les instances de gouvernance deviennent des lieux de validation, pas de réflexion ou de décision.
Une gouvernance sans intelligence collective est une gouvernance aveugle
Les entreprises se plaisent à parler de collaboration, dans la gouvernance l’intelligence collective est souvent absente.
Peu d’espaces pour faire remonter la réalité du terrain et, de plus, des espaces ou de plus règne l’autocensure, aucun mécanisme de prise en compte des opinions divergentes, des méthodes de consultation qui relèvent davantage de la consultation que du pilotage.
La gouvernance repose donc sur des bases tronquées et rarement challengées alors que la seule façon de stabiliser une organisation dans un environnement chaotique est la mobilisation de l’intelligence collective.
On ne parle pas d’une intelligence confuse ou d’un espace informationnel chaotique mais d’une intelligence structurée et organisée autour de laquelle on peut discuter de perspectives, identifier des tensions et ainsi enrichir la décision.
Sans cela la gouvernance repose sur un corpus d’information tronqué et rarement challengé.
La gouvernance a perdu sa finalité
A force d’empiler les dispositifs beaucoup d’entreprises ont perdu de vue une question basique : pourquoi gouverne-t-on ? Quelle est la raison d’être de la gouvernance ?
Pour se protéger ? Arbitrer ? Rendre des comptes ? Transformer ? Etre « conforme » ?
Souvent la réponse implicite est « pour limiter les risques, éviter les ennuis, sécuriser le cadre des décisions ». Mais c’est plus un réflexe qu’une finalité.
La gouvernance devrait être un espace de pilotage par le (bon) sens et pas un bunker juridico-financer. Un lieu où l’on confronte les visions, où l’on rend visible les perspectives et les opinions, où l’on assume décisions et arbitrages, pas un simple guichet d’enregistrement de décisions dites « conformes ».
Conclusion
Ce n’est pas par manque de moyens que la gouvernance échoue mais par incapacité à faire le lien entre un monde instable, l’intelligence collective comme facteur de résilience et le bon sens de l’intérêt collectif au delà des silos.
En effet, ces dérives ne sont pas arrivées par hasard. Elles sont le produit d’une histoire de la gouvernance, pensée avant tout pour protéger le capital, assurer l’ordre, et finalement peu outillée pour faire face à la complexité.
Dans le prochain article nous remonteront le fil de l’histoire pour comprendre comment on en est arrivé là pour comprendre où résident les marges d’amélioration.
Dans cette série :
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)