Une gouvernance d’entreprise conçue pour hier et confrontée aux enjeux d’aujourd’hui

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Si la gouvernance d’entreprise peine à répondre aux défis d’aujourd’hui, ce n’est ni un accident accident ni la faute de ceux supposés la faire fonctionner. Elle est en effet le produit d’une construction historique, culturelle et économique qui a façonné des modes de penser, de fonctionner et des réflexes qui sont souvent inadaptés au monde d’aujourd’hui.

Cet article aurait pu s’appeler « la gouvernance des dinosaures à nos jours » mais j’ai décidé d’être sérieux et de ne pas suivre les conseils d’un ami mais peu porte : il s’agi ici de comprendre comment on est arrivé là et pourquoi la gouvernance évolue peu, ne s’adapte pas et pourquoi, in fine, pourquoi ses limites ne sont pas conjoncturelles mais structurelles.

En bref :

  • La gouvernance d’entreprise actuelle est le fruit d’un héritage historique conçu pour sécuriser le capital, ce qui limite sa capacité d’adaptation aux enjeux contemporains.
  • Malgré un discours valorisant les parties prenantes, la logique dominante reste centrée sur l’actionnaire et la rentabilité, souvent au détriment d’autres priorités.
  • Les crises successives ont révélé les failles de gouvernance, mais les réponses apportées se limitent à des ajouts réglementaires sans transformation structurelle du système.
  • Les mécanismes de gouvernance résistent au changement en raison de leur conception, de la formation de leurs membres et d’une culture de conformité qui freine l’expérimentation et l’ouverture.
  • Face à la complexité actuelle (fracture des temporalités, surcharge d’informations, numérisation), la gouvernance montre ses limites en manquant d’agilité, de sens partagé et de capacité d’interprétation collective.

Une gouvernance historiquement pensée pour sécuriser le capital

La gouvernance moderne date du XXe siècle et elle trouve sa source dans le besoin d’installer une relation apaisée entre actionnaires propriétaires et dirigeants. Il s’agissait de mettre en place les mécanismes de contrôle destinés à faire en sorte que les seconds servent bien les intérêts des premiers.

Rien que de plus normal jusque là.

Mais c’est à ce moment qu’on a introduit le ver dans la pomme : la gouvernance a pris la forme d’un d’un système de surveillance et de réédition de comptes: conseil de surveillance (le bien nommé), conseis d’administration, comités divers, audit, reporting. Tout le monde surveille tout le monde et l’enjeu n’est pas de travailler ensemble pour le bien de l’entreprise mais bien évidemment de protéger le capital investi en s’assurant qu’on en fasse le meilleur usage. Donc souvent le moins risqué.

Cette logique centaine reste aujourd’hui la base de l’ADN de nombreuses structures de gouvernance même dans des entreprises modernes oui qui se veulent ouvertes, responsables ou « à mission ».

Vous me direz que le problème vient plus des investisseurs que des dirigeants mais il n’en reste pas moins qu’il existe : on pilote d’abord pour sécuriser la rentabilité et on y ajoute ensuite des considérations sociales ou environnementales tant qu’elles ne perturbent pas le modèle.

Loin de moi de dire que l’objectif n’est pas sain, je suis le premier à vouer un culte à St EBITDA. Mais je n’oublie pas pour autant la loi de Goodhart qui nous dit que « quand une mesure cesse devient un objectif elle cesse d’être une bonne mesure« . Autrement dit, sans rentabilité suffisante vous ne pouvez plus vous développer voire même plus faire face à vos besoins et vous mourrez. Mais si la rentabilité est votre objectif premier vous risquez, paradoxalement, de ne jamais y arriver.

L’écran de fumée du « capitalisme des parties prenantes »

Depuis les années 2000 un nouveau discours s’est imposé sur fond de responsabilité élargie de l’entreprise : salariés, clients, fournisseurs, territoires, environnement, tous sont désormais désignés comme étant des parties prenantes.

Mais, dans les faits, un prétendu stakeholder capitalism a le plus souvent été plus que symbolique même si quelques contre exemples significatifs existent.

Donc même si on parle beaucoup de parties prenantes c’est toujours l’actionnaire qui a le dernier mot.

Peu de remises en cause malgré les crises

Les dernières décennies ont vu la survenance de plusieurs crises à un rythme et avec une ampleur qui ne sont que reflet du monde qui nous entoure. A chaque fois des failles de gouvernance ont été pointées du doigt et il serait faux de croire que la crise a créé la faille : elle en a surtout été le révélateur.

On peut citer, en vrac, les scandales comptes du début des années 2000 (Enron), la crise bancaire de 2008, la pandémie de Covid-19 ou encore aujourd’hui les tensions climatiques et géopolitiques.

A chaque crise sa réponse mais toujours une réponse de la même nature : on renforce les obligations, en empile les normes et on ajoute des couches de reporting mais sans jamais revoir la nature du système.

La gouvernance évolue par ajout de surcouches sans transformation de fond. Elle devient une mille-feuille rassurant mais qui ajoute de la complication tout en nuisant à la compréhension et à la réactivité.

Rassurant mais peu pertinent.

Une résistance structurelle au changement

Changer la gouvernance peut sembler facile à dire mais ça n’est pas une question de volonté individuelle mais de structure.

Les personnes en place dans les instances de gouvernance ont été le plus souvent formés à piloter des organisations dans un monde stable ou un monde que l’on voulait voir stable et où de bons indicateurs financiers et une gestion des risques sérieuse garantissaient la performance économique.

Ils n’ont pas été outillés pour évoluer  dans la complexité, l’interdépendance, l’incertitude permanente ou n’ont jamais voulu voir que c’était nécessaire, encore moins pour orchestrer l’intelligence collective, et encore moins le faire sous contrainte.

La règle dominante reste donc celle de la conformité. On attend des instances de gouvernances qu’ils valident, encadrent, rassurent mais pas qu’ils explorent, interrogent ou expérimentent.

Et lorsque par miracle on parle d’évolution de gouvernance on confond souvent transformation et création d’un comité, d’une charte, ou d’une règle nouvelle.

Une gouvernance encore trop fermée sur elle-même

En dépit des discours sur la transparence et l’ouverture, la gouvernance reste un espace clos. Les process de prise de décision sont souvent obscurs, les questions politiquement incorrectes privées de rester à l’entrée de la salle de réunion. Quant aux voies divergentes on leur demande de se taire ou de ne s’exprimer que de manière informelle hors de ces moments où tout est préalablement validé, chaque échange noté dans un compte rendu et où on ne fait que prendre acte de choses qui ont été décidées en amont dans les méandres des cercles de pouvoir.

La forme l’emporte sur le fond. Les rituels de présentation et les discours sans aspérité prennent le pas sur le débat qui devrait informer la délibération. La gouvernance peine à écouter et prendre en compte des points de vue « non alignés », encore plus à se laisser transformer de l’intérieur.

Un repli sur soi pensé comme un mécanisme immunitaire qui est très sécurisant à court terme mais qui en plus de ses défauts évidents finit par alimenter une certaine défiance.

Une gouvernance dans sa bulle, voire dans son bunker, mais parfaitement structurée, finit par perdre sa légitimité dans un monde et des entreprises qui au contraire, ont besoin de confiance et de repères.

Le poids de l’héritage face aux challenges modernes

Le décalage entre ce qu’on peut qualifier d’héritage du passé et la réalité du moment s’amplifie donc chaque jour.

Un phénomène que rien n’illustre mieux que les propos d’Olivier Réaud que j’ai récemment entendu sur le sujet.

Les entreprises font tout d’abord face à ce qu’on peut qualifier de fracture profonde des temporalités.

Les transitions urgentes (environnement, climat, modèle social) s’inscrivent dans le temps longs alors que l’incertitude économique, réglementaire et aujourd’hui géopolitiques rendent toute projection extrêmement difficile même à moyen terme alors que, dans le même temps, des turbulences demandent à s’ajuster quasiment au quotidien.

A cela s’ajoute une surabondance d’information qui au final noie le sens sous la donnée.

Ca ne sont pas les données ni même leur analyse qui manquent, mais la capacité à interpréter collectivement ce qui est en train de se jouer.

Tout cela se joue dans un cadre légal surabondant source de complexité ou, pour être plus précis, de complication.

Injonctions contradictoires, normes mouvantes, régulations différentes selon les pays et susceptibles de changer du jour au lendemain. Il est difficile, voire impossible, de faire la différence entre ce qui est permis, ce qui est pertinent, ce qui est juste, tout en sachant que la vérité du jour ne sera pas celle du lendemain.

Enfin le numérique, présent dans tous les dispositifs de pilotage, automatise une part croissante de la gouvernance.

Bien sur il facilite l’accès à l’information et accélère la décision, mais à force de s’en remettre à des interfaces et des dashboards on prive l’information de son contexte nécessaire à son interprétation et on réduit la part de l’humain voire du bon sens dans la décision.

Au final on décide de plus en plus par rapport à ce la machine signale et moins par rapport à ce que la situation exige.

Conclusion

On ne parle pas ici des limites de la technologie où de l’incapacité des personnes en charge de bien faire fonctionner la gouvernance mais tout simplement d’un système conçu pour un monde qui n’existe plus et qui percute de plein fouet une réalité dont il n’a ni les codes, ni les repères ni la plasticité.

Ca n’est pas une norme, un comité, une charte ou un titre en plus qui siège au conseil d’administration qui régleront le problème mais il s’agit, au contraire, de réinterroger la finalité de la gouvernance.

Comment structurer l’action collective, le débat, faire des tensions des leviers plutôt que les masquer ?

Dans le prochain article nous irons regarder du coté des solutions les plus fréquemment apportées qui se caractérisent surtout par leur capacité à donner l’illusion d’une gouvernance moderne sans rien changer sur le fond.

Dans cette série :

Gouvernance d’entreprise : le mot est à la mode, la réalité beaucoup moins
Pourquoi la gouvernance d’entreprise échoue malgré les bonnes intentions
Une gouvernance d’entreprise conçue pour hier et confrontée aux enjeux d’aujourd’hui
Gouvernance d’entreprise : la modernité comme un cache misère
Gouvernance augmentée : l’IA comme levier de lucidité collective

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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