Le tchat a remplacé l’e-mail et c’est encore pire

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Pendant des années l’email a été désigné comme le fléau de la collaboration en entreprise. Trop de messages, des fils de discussion interminables, un rapport signal/bruit désastreux. Et très spot je n’ai pas été le dernier à pointer les risques d’infobésité ou son inadaptation à la collaboration moderne.

Mais ce qu’il y a de quasiment magique dans le monde de la technologie c’est qu’à chaque fois qu’une technologie montre ses limites une autre pointe le bout de son nez pour la compléter voire la remplacer, quand bien même le problème serait davantage l’usage que l’outil.

On a donc vu déferler des outils de messageries instantanée comme Slack, Microsoft Teams ou Google Chat dans lesquels on a voulu voir des solutions miracles. Plus rapides, plus fluides, plus engageants, ils avaient tout pour plaire et constituaient une rupture avec la lenteur et la lourdeurs de l’email.

Mais dans les faits ces outils n’ont fait que nous faire tomber dans un nouveau piège : celui de la conversation perpétuelle.

Si l’email était asynchrone et parfois pesant, le tchat a introduit une autre forme de surcharge : celle de la communication continue, immédiate, qu’on ne peut ignorer et dont on ne peut s’extraire. Selon le Microsoft Work Trend Index 2023, les salariés passent en moyenne 57% de leur temps dans Microsoft 365 à communiquer (réunions, messages, e-mails), et seulement 40 % à travailler (Work Trend Index Annual Report – Will AI Fix Work?) si tant est que créer des documents soit travailler dans le sens de créer de la valeur mais c’est un autre sujet (Créer des documents, est-ce vraiment travailler ?). Le canal a changé mais la saturation est restée voire s’est intensifiée.

En bref :

  • Les messageries instantanées comme Slack ou Teams, censées remplacer l’email, ont engendré une nouvelle surcharge liée à la communication continue.
  • Elles favorisent une culture de la réactivité permanente, source d’interruptions, de stress et de perte de concentration.
  • Le tchat, plus oral qu’écrit, rend les décisions floues et nuit à la structuration de l’information.
  • Le problème vient moins des outils que d’une organisation mal adaptée, où les technologies amplifient les dysfonctionnements.
  • Une utilisation hybride est préférable à défaut de questionner les modes de travail : tchat pour l’opérationnel, outils asynchrones et structurés pour les sujets complexes.

L’illusion de la réactivité

La messagerie instantée nous a enfermé dans une logique de disponibilité permanente et ce qui devait être un outil au service de l’agilité est devenu une nouvelle source d’innefficacités : répondre vite est devenu plus important que répondre bien.

Nos journées sont désormais rythmées par les notifications et le moindre silence en devient suspect. Un message sans réponse quasi-immédiate devient source d’agacement et provoque l’ire du manager. Une culture de la réactivité constante qui génère du stress et nuit à la concentration.

Toujours selon Microsoft, 68 % des salariés déclarent manquer de temps de concentration ininterrompu. Un vrai signal d’alerte : le tchat favorise les interruptions, fragmente le temps et empêche ce qu’on appelle le travail profond. Il installe une forme d’injonction à être tout le temps disponible et réagir dans l’instant qui nuit à la qualité du travail.

Le tchat, c’est de l’oral déguisé

Si l’email est l’héritier moderne du vieux courrier papier, le tchat relève davantage d’une culture de l’oralité, de la discussion, dont il tire d’ailleurs son nom. Au moins il n’avance pas masqué.

Mais alors que le premier laissait des traces, qu’on essayait de le manager en le classant, l’archivant, le second installe une communication continue, parfois vive mais toujours éphémère. Rien n’est jamais clairement posé ni figé, on est dans le « work in progress » permanent ou, plutôt, dans le « talk in progress ». Certains y verront de la transparence, mais peu de la clarté.

On prend des décisions dans des fils de discussions où elles se retrouvent noyées dans un flux interminable de messages, les informations clé se mélangent à des échanges anodins ou sont à trouver dans un lien ou une capture d’écran et, une semaine plus tard plus personne ne sait ce qui a été dit, décidé, pourquoi et sur quelles bases. Et encore moins retrouver ces éléments.

Comment souvent on blâmera la technologie alors que, comme toujours, elle n’est pas le problème, juste le reflet d’une culture peu adaptée au travail moderne (L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir).

Une dette organisationnelle en expansion

Le problème n’est pas Slack ni Teams mais les gens qui s’en servent mal (Slack Is the Right Tool for the Wrong Way to Work) :

« Le problème avec cette trajectoire est que personne ne s’est demandé s’il était judicieux d’optimiser ce style de travail. Bien que Slack ait amélioré les aspects qui faisaient défaut à l’e-mail à une époque où le volume de messages était élevé, il a simultanément amplifié la fréquence de ces interactions. »

Pour une conclusion lucide :

« L’avenir du travail de bureau ne réside pas dans la réduction continue des frictions liées à la messagerie, mais plutôt dans la recherche de moyens permettant d’éviter d’envoyer autant de messages.« 

Ca n’est pas le tchat le problème mais une organisation du travail totalement inadaptée (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ? et Ca n’est pas parce que le travail est invisible qu’on ne peut l’améliorer).

Nous utilisons des outils pour faire ce pour quoi ils ne sont pas conçus. Le tchat est un outil de communication, pas une manière de compenser l’absence de structuration du travail. Il n’est pas le problème mais le symptôme de problèmes qui sont culturels, organisationnels voire managériaux avant tout. .

On croit gagner du temps en échangeant plus vite mais c’est une erreur car notre temps, notre attention et nos capacités cognitives sont finies : ça n’est pas parce qu’on fait circuler l’information plus vite et en plus grande quantité qu’on a le temps de prendre les bonnes décisions sur cette base et encore moins de les exécuter.

Ce qui me ramène à ma théorie sur les outils numériques : ils ne font que permettre de faire plus vite et à plus grande échelle et si on a une organisation dysfonctionnelle on va dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle. CQFD.

Le tchat, dans ce contexte crée de la dette. Dette d’attention, de clarté, de structuration. Une dette que chaque canal de chat, chaque échange non synthétisé, chaque décision non formalisée vient alourdir.

Toujours selon le même rapport Microsoft 62 % du temps de travail est consacré à chercher des informations, à coordonner ou à réexpliquer. Nous engloutissons plus de la moitié de notre temps dans des tâches secondaires, c’est non seulement inefficace mais absurde.

A défaut de process structurés et d’une culture du travail collaborateur, le tchat devient donc un outil de désorganisation qui amplifie les problèmes sans rien résoudre.

Par rapport à l’email on a gagné du mouvement mais certainement pas du progrès.

Le tchat tue la pensée structurée

Un écrit formel (e-mail bien rédigé, document partagé, une note de synthèse) nous oblige à structurer notre pensée, clarifier nos intentions, prendre position alors que le tchat favorise la réaction impulsive, la réaction au lieu de la réflexion et transforme la collaboration en une suite de commentaires sans décision claire si effort pour comprendre un problème dans sa globalité.

Cette évolution à un coût : la qualité de la pensée collective. Quand tout est conversation rien n’est discuté, quand tout est informel les décisions ne sont jamais claires. Interagir n’est pas preuve d’intelligence collective et nous devrions nous rappeler ce qu’on nous a appris à l’école quand nous étions petits : toujours réfléchir avant de parler.

Le travail du savoir, malheureusement demande du temps long, du recul et de la réflexion. Tout ce que le tchat nous enlève.

Vers un usage hybride

Le problème n’étant pas tant l’outil que l’usage et à défaut d’avoir le courage de se poser vraiment la question de savoir ce qu’est l’excellence opérationnelle, on peut toutefois essayer d’établir quelques bonnes pratiques comme :

  • Réserver le tchat à l’opérationnel immédiat, pas aux sujets complexes, ni aux décisions sensibles.
  • Réintroduire l’asynchrone et la structure : documents partagés, comptes rendus, tickets, e-mails bien structurés.
  • Formaliser les règles d’usage : droit à la déconnexion, moments sans notifications, escalade vers un autre moyen de communication au-delà de 3 échanges sur un sujet.
  • Consolidation : synthèses régulières, capitalisation dans des outils adaptés, clarification des décisions.

Personne n’aime les règles mais quand le prix du n’importe quoi est trop élevé et qu’on ne sait pas faire preuve d’autodiscipline individuelle et collective elles deviennent nécessaires.

Et à la question subsidiaire qui est de se demander si, au lieu de mieux travailler, on ne devrait pas attendre que l’IA vienne régler tous les problèmes ma réponse est que bien sûr l’IA peut aider mais que tant qu’on ne travaille pas mieux elle ajoutera du bruit au bruit, de la vitesse à la vitesse et ne fera qu’empirer les choses.

Conclusion

On a cru moderniser le travail en remplaçant l’email par le tchat mais on a remplacé de la surcharge informationnelle par de la saturation cognitive (Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau).

Le tchat est juste un outil et comme tout outil, il peut amplifier le pire s’il n’est pas cadré. Le progrès viendra d’une meilleure maîtrise de nos flux de communication et d’une capacité collective à faire le tri entre ce qui mérite un échange rapide et ce qui exige du recul et de la structure. Entre l’urgence présumée et l’importance réelle.

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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