La fusion récemment annoncée des départements RH et IT de Moderna a fait couler beaucoup d’encre et suscité de nombreux commentaires et interrogations, souvent à juste titre. Logiquement, beaucoup de gens n’ont retenu et commenté que cette fusion alors qu’à mon sens le vrai sujet était la réinvention de l’orchestration du travail avec l’aide de l’IA. Mais, surtout, il y a ce que Moderna n’a pas dit ou que les journalistes n’ont pas jugé utile de demander.
Parfois en effet des décisions touchant au design organisationnel ont un sens plus profond que les enjeux de structure et montrent des tendances voire des tensions plus profondes. C’est dans cette catégorie que je classe la fusion des RH et de l’IT chez Moderna (Fusion des RH et de l’IT : Moderna redessine son organisation pour et avec l’IA). A priori un geste très fort : réunir deux fonctions distinctes qui le plus souvent s’ignorent royalement pour créer un ensemble intégré au service de la transformation digitale et de l’intégration de l’IA dans les processus internes. La biotech veut ainsi repenser son modèle opérationnel pour accélérer et automatiser en orchestrant en temps réel le mix humain/IA le plus pertinent et se focalisant non plus sur les tâches et les rôles mais sur le flux de travail avec une inspiration toute industrielle (People Centric Operations 2.0 : comment l’IA réinvente le travail du savoir à l’échelle).
Mais cette annonce comporte, mon avis, des zones d’ombres et des non dits. Non pas que Moderna cache des choses, non pas, à mon avis, qu’ils n’ont pas pris la pleine mesure de ce qu’ils faisaient et n’en ont pas tiré toutes les conséquences mais parce que non seulement il est légitime de leur part de garder pour eux certains secrets de fabrique mais également parce que je comprends bien pourquoi les journalistes de la presse économique à qui ils ont parlé n’ont pas jugé utile de rentrer trop en détail dans la logique opérationnelle au risque de perdre leurs lecteurs.
Tout ce qui suit n’est donc que supposition mais c’est le propre des zones grises que de susciter l’envie de les éclairer, chacun avec sa propre lanterne.
En bref :
- La fusion des départements RH et IT chez Moderna est un signal fort, visant à intégrer ces fonctions traditionnellement séparées pour accompagner la transformation digitale et l’orchestration du travail avec l’IA.
- Cette réorganisation met en lumière une lacune structurelle fréquente dans les entreprises : l’absence d’une responsabilité claire pour la continuité, la fluidité et la cohérence du travail réel, souvent laissée aux opérations sans reconnaissance officielle.
- La technologie, et notamment l’IA, est présentée comme un levier d’orchestration, mais sans une modélisation claire des flux de travail, elle risque d’amplifier les dysfonctionnements existants au lieu de les résoudre.
- Les opérations, qui assurent en pratique la coordination du travail, sont les grandes absentes du discours de Moderna, ce qui soulève des questions sur leur place dans la nouvelle organisation.
- La démarche de Moderna peut être innovante, mais tant que les transformations resteront centrées sur les fonctions plutôt que sur les usages, l’alignement entre technologie, organisation et travail quotidien restera incertain.
Une convergence sur le papier
Bien que la chose puise paraître surprenante de prime abord il y a une certaine cohérence à vouloir rapprocher RH et IT car ces deux fonctions sont au carrefour de toutes les expériences de travail. l’une pilote les politiques, les compétences, les parcours et l’autre fournit les systèmes, les outils, l’infrastructure numérique. Ensemble, elles structurent en grande partie le cadre dans lequel les collaborateurs évoluent.
Mais cette convergence ne dit rien de la manière dont le travail se fait vraiment. Elle ne garantit pas que les outils soient pensés pour les usages, elle ne dit rien de l’enchaînement réel des actions, des validations, des arbitrages, des adaptations permanentes nécessaires pour produire, coopérer et décider et de manière plus générale sur le work design. Elle ne répond donc pas à la question qui est de savoir qui est responsable de la continuité du travail, de sa fluidité, de son intelligibilité par les acteurs et, in fine, de son efficacité
Le travail comme chaîne opérationnelle, pas comme empilement de fonctions
Dans la plupart des entreprises, le travail est conçu comme une juxtaposition de fonctions. Chaque direction définit ses objectifs, ses outils, ses processus, souvent sans se préoccuper de leur articulation avec ceux des autres, en conséquence de quoi le travail devient une chaîne d’ajustements invisibles du fait des collaborateurs eux-mêmes pour donner de la cohérence à des pratiques de travail pensées verticalement mais dont la réalité est le plus souvent transverse.
Le travail est connu comme étant statique dans un silo alors que sa réalité est un parcours transverse à travers les silos, ce qui n’est d’ailleurs pas sans conséquence sur les environnements de travail numériques (Quelle (digital) workplace experience pour vos collaborateurs ?).
En fait d’expérience de travail fluide et donc efficace, les équipes vivent des enchaînements chaotiques, des décisions déconnectées de la réalité, des parcours utilisateurs incohérents et des circuits de validation qui ralentissent le tout.
Et personne, dans la structure traditionnelle de l’entreprise, n’est explicitement en charge d’orchestrer cette tout cela.
RH et IT sont des fonctions essentielles mais pas orchestratrices
Moderna met la notion d’orchestration au coeur de sa démarche mais force est de reconnaitre que, dans leur acception traditionnelle, les RH gèrent les politiques, la conformité, la croissance des talents alors que l’IT pilote les infrastructures, la sécurité, les outils. Toutes deux sont essentielles mais aucune n’a pour mission de s’occuper la continuité du travail, c’est-à-dire l’enchaînement fluide, cohérent et compréhensible entre les différentes composantes, actions et étapes de ce dernier
Chacune gère une brique mais aucune ne prend en charge le système en tant que flux et cette charge invisible retombe très concrètement sur les équipes terrain.
Les opérations, garantes informelles de la continuité
Dans les faits, ce sont les opérations et les managers de proximité qui prennent en charge cette orchestration, sans véritable mandat. Ce sont eux qui réparent ce qui n’a pas été pensé, qui font le lien entre des processus qui ne s’emboîtent pas, entre des décisions qui n’arrivent pas au bon moment, entre des outils qui ne dialoguent pas. Ce sont eux qui absorbent les conséquences des transformations mal pensées ou mal déployées.
Et pourtant, dans la mise en place des transformations, leur voix est souvent inaudible, leurs contraintes ne sont pas remontées et en aucun cas leur expérience ne contribue à structurer la décision.
La fusion RH/IT de Moderna, en tout cas telle qu’elle est présentée publiquement et pour ce qu’on en sait, ne fait pas exception.
L’IA : symptôme ou solution ?
L’IA est au coeur de la démarche de Moderna avec pour idée directrice de construire une fonction capable d’automatiser, orchestrer et accélérer (Moderna Is Rewriting The Enterprise Playbook) de manière globale, cohérente, à l’échelle.
L’IA est donc présentée comme le levier invisible supposé prendre en main cette ce que les fonctions ce savaient piloter.
Mais pour qu’une IA puisse orchestrer, encore faut-il que les flux aient été pensés, clarifiés, modélisés. Encore une fois la technologie, et l’IA en est le parfait symbole, n’apporte que deux choses : vitesse et échelle. Si on digitalisé et automatise une organisation dysfonctionnelle on ne fera autre chose que dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle. Automatisation de processus mal pensés, rigidification et officialisation de pratiques informelle ne font que renforce la charge opérationnelle et les tensions au lieu de les diminuer.
Le deuxième risque est celui de décisions automatisées, opaques, non contestables, déconnectées des priorités métiers. Une IA sans ancrage opérationnel est un chef d’orchestre sans partition.
Qui sont les oubliés du narratif Moderna ?
Dans la littérature actuelle sur l’IA on parle de nombreuses fonctions, RH, IT, juridique, direction générale et Moderna ne fait pas exception à la règle en se focalisant sur les deux premières. On parle, à juste titre, de l’emploi, des compétences, du futur du travail mais presque jamais de ceux qui vivent le travail dans sa forme la plus concrète : les opérations.
Ce sont elles qui sont l’amortisseur voire la variable d’ajustement entre l’organisation sur le papier et le travail tel qu’il se fait sur le terrain et elles brillent par leur absence dans l’histoire qui nous est rapportée.
La direction des opérations a-t-elle été consultée ? Impliquée ? Finit elle dissoute dans la nouvelle fonction RH/IT ? Ou disparait elle purement et simplement ?
Mais le fait que le nom ne soit jamais mentionné peut nous laisser craindre une chose : la victime de l’IA n’est ni les RH, ni l’IT, ni même l’emploi mais les opérations.
Ce que Moderna dit et les zone grises qui restent
Peut-être que Moderna ouvre une voie et peut-être que cette fusion marque le début d’une approche plus fluide, plus systémique, plus orientée usage. Mais reconnaissons que, pour l’instant, elle ne dit rien de la réalité du travail et des opérations, ni de ceux qui le portent et le vivent.
Une zone gris reste donc qui pose de nombreuses questions : comment cela fonctionne-t-il, que devient le travail quotidien, comment tout cela se matérialise-t-il de manière très concrète, l’IA est elle seule en charge des opérations ?
Conclusion
Ce que révèle cette décision, ce n’est pas simplement un choix de gouvernance ou de rationalisation mais que la technologie sert souvent à être évasif sur le work design, le pilotage du travail voire de se dispenser d’y penser.
Tant qu’on continuera à penser les transformations à partir des fonctions, parce qu’en dépit du discours sur les flux et la volonté de s’affranchir des fonctions c’est bien autour de de deux d’entre elles que tout le discours est construit, tant que l’IA sera vue comme une réponse générique dont on peine à comprendre comment elle s’ancre dans le réel on se posera la question de l’alignement et on aura des doutes légitime.
Moderna ouvre peut-être une voie mais, pour qu’elle devienne un modèle, il faudra aller bien au-delà de la structure et expliciter, si cela a été fait dans le cadre de cette réorganisation, la création d’une capacité nouvelle à voir, comprendre et orchestrer le travail tel qu’il se vit.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)