(Fake) Interview avec Peter Drucker : « Le télétravail n’est pas le problème. L’improvisation managériale, oui. »

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Peter Drucker n’a jamais connu Slack, Zoom ou Teams et pourtant il avait déjà tout dit, ou presque, sur nombre de dérives que nous constatons aujourd’hui dans le monde du travail. Il parlait de clarté, de responsabilité, d’objectifs compréhensibles par ceux qui les exécutent et alertait sur la confusion entre activité et efficacité, volume et impact, moyens et finalité.

En imaginant cette interview fictive mon l’objectif n’est pas uniquement de faire parler un gourou du passé mais de prendre du recul par rapport aux réalités du moment et montrer que, comme souvent, rien n’est nouveau, tout était prévisible et que si nous en sommes là où nous en sommes c’est par peut être par manque de courage et surtout par manque d’exigence.

Parlant d’exigence c’est donc l’occasion de reparler de celui qui, bien avant la digitalisation du travail, posait déjà des questions que nous évitons trop volontiers aujourd’hui. A quoi sert ce que nous faisons ? Pour qui le faisons-nous ? Et qu’est-ce que cela produit vraiment ?

Alors que l’on surcharge les collaborateurs d’outils en espérant recréer artificiellement de la collaboration, la pensée de Drucker aurait du nous inviter à nous poser les bonnes questions. Non, le télétravail n’est pas le problème. Le vrai sujet, c’est ce que l’on met, ou pas, derrière le mot « collaboration ».

En bref :

  • Le télétravail prolonge la montée en puissance du travail intellectuel annoncée dès les années 1950.
  • Les outils numériques, mal utilisés, créent un désordre qui masque l’absence de sens et de contribution réelle.
  • Leur utilité dépend d’une intention claire : objectifs précis, périmètre des décisions collectives respecté, autonomie respectée.
  • Le télétravail met en lumière l’échec d’un management fondé sur le contrôle plutôt que sur la confiance.
  • Le vrai rôle du manager est d’aider ses équipes à réussir, pas à survivre dans un système qu’il ne maitrise pas.

Moi : Peter Drucker, vous observez depuis plusieurs années l’évolution du travail à distance et la prolifération des outils numériques de collaboration. Quel est votre regard sur cette transformation du travail ?

Peter Drucker : Elle était inévitable. J’ai toujours dit que l’économie allait se dématérialiser et que le travail intellectuel, ce que j’appelais le travail du savoir déjà dans les années 50 deviendrait central.

1950 ! Personne n’a voulu voir le travail se transformer, tout le monde a pensé que je ne pensais qu’à une minorité de travailleurs favorisés aux antipodes des problèmes des « vrais » travailleurs.

Mais ce que je vois aujourd’hui, ce n’est pas une transformation maîtrisée : c’est une panique organisée autour du mot collaboration. On met des plateformes partout, des messageries, des tableaux blancs numériques et on pense que c’est ça le futur du travail. Non ! C’est juste une nouvelle forme de désordre similaire à ce qu’on voit dans une usine.

Le problème, comme vous l’avez noté jeune homme, c’est que dans une usine le désordre se voit, pas dans des bureaux (L’open space n’est pas une usine mais parfois vous devriez le regarder ainsi et Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?)

Moi : Pourtant, beaucoup d’entreprises affirment que ces outils ont permis de maintenir le lien, d’éviter l’isolement, de fluidifier les échanges…

Peter Drucker (souriant) : Maintenir le lien ne veut pas dire créer de la valeur. Ce n’est pas parce que vous avez 42 réunions Zoom par semaine et 300 messages Slack par jour que vous collaborez. Vous êtes occupé, pas efficace. Il faut cesser de confondre communication et contribution (Les outils collaboratifs servent ils vraiment à collaborer ?).

Moi : Donc les outils sont inutiles ?

Peter Drucker : Pas du tout. Mais ils doivent suivre une intention. Or, dans beaucoup d’organisations, il n’y en a pas. On adopte des outils comme on achèterait un meuble de bureau : sans se poser la question du pourquoi, du comment, ni du pour qui. Résultat : on surcharge les cerveaux, on dilue les priorités, et on appelle ça de la transversalité (Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau). D’ailleurs mon ami Goldratt vous a déjà dit peu ou prou la même chose (L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir).

C’est une supercherie, une arnaque intellectuelle. Et, d’une certaine manière, la victoire du marketing des éditeurs de logiciels sur l’intelligence des acheteurs.

Moi : Que devraient faire les dirigeants à la place ?

Peter Drucker : Commencer par travailler sur un concept qui m’est cher : la clarté. Quels sont les objectifs de chaque équipe ? Quelles décisions doivent vraiment être prises en collectif ? Où faut-il de l’alignement, et où faut-il simplement laisser les gens travailler à leur manière, s’auto organiser (People Centric Operations : adapter travail et opérations aux travailleurs du savoir) ? Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut choisir les bons outils. C’est de la stratégie organisationnelle, pas de l’informatique.

Moi : Et sur le télétravail lui-même ? Vous y êtes favorable ?

Peter Drucker : Bien sûr. J’ai toujours dit que ce n’est pas le lieu qui importe, mais le résultat.

Et quand on me dit que les gens qui travaillent à distance sont seuls ça me fait doucement rire. On est seul parce que l’entreprise phagocyte la vie sociale (Ce que nous dit vraiment le sentiment de solitude de certains en télétravail) et on est même souvent seul au bureau (Beaucoup de gens travaillent à distance tout en étant au bureau) !

Mais on s’écarte du sujet…

Le télétravail met les entreprises face à une vérité : elles n’ont pas appris à gérer la performance sans supervision. Elles ont misé sur le contrôle, pas sur la confiance. Or, à distance, le contrôle ne fonctionne pas. C’est pour cela que tant de dirigeants veulent faire revenir les gens au bureau : pas pour mieux travailler, mais pour mieux surveiller. C’est une régression.

Vous auriez pu tirer des leçons de l’épidémie de COVID ! La nature vous a administré une vraie masterclass et vous avez visiblement préféré faire l’école buissonnière (Ce que le COVID-19 nous apprend sur le fonctionnement des organisations et Le télétravail : miroir des lacunes de nos organisations).

On fait porter le chapeau au télétravail alors que la réalité est qu’on a érigé l’improvisation en modèle managérial.

Moi : Un dernier mot pour les managers ?

Peter Drucker : Posez-vous cette simple question: « Suis-je en train d’aider mes collaborateurs à réussir, ou simplement à survivre dans un système que je ne maîtrise pas ? »

Si vous ne savez pas répondre, ce n’est pas un problème de télétravail. C’est un problème de management.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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