Au milieu des années 2000 les entreprises ont cru tenir la solution à un mal chronique : défaut de collaboration, cloisonnement, difficulté à faire circuler l’information, incapacité à capitaliser les savoirs tacites et j’en passe. Inspirées par ce qu’elles voyaient sur le web avec la montée en puissance des médias sociaux (blogs, wikis…) et ce qu’on n’appelait pas encore réseaux sociaux (Facebook n’est arrivé que plus tard), elles voyaient dans les réseaux sociaux d’entreprise la solution à des problèmes qu’elles trainaient depuis la nuit des temps.
Elles se sont mises à toutes vouloir leur « Facebook interne ». Ces plateformes telles que Yammer, Jive, BlueKiwi, Chatter, IBM Connections, entre autres (des noms qui provoqueront je n’en doute pas une certaine nostalgie chez mes plus anciens lecteurs) nous promettaient une révolution dans la manière de collaborer : davantage d’ouverture, valorisation des contributeurs individuels, captation des savoirs tacites et intelligence collective à grande elle. On allait enfin pouvoir travailler comme sur le web, comme sur Facebook mais dans un cadre professionnel.
Le vocabulaire est porteur de sens, on parle de conversations, de communautés, de participation, d’engagement et la promesse est forte : transformer en profondeur la culture du travail.
Alors que j’ai fêté les 20 ans de ce blog il y a peu et qu’une étrange coïncidence a remis sur le sujet sur la table à l’occasion d’un récent déjeuner professionnel sur le thème « qu’est ce que c’est devenu et pourquoi ça n’a pas marché » j’ai trouvé intéressant de faire le point sur un sujet qui a été le sujet de 90% de mes articles pendant une petite dizaine d’années. Pour, je pense, ne plus jamais avoir à revenir sur le sujet.
En bref :
- Les réseaux sociaux d’entreprise (RSE) sont nés d’un espoir de transformation collaborative inspiré du web 2.0, mais portés par des attentes démesurées et une méconnaissance des usages réels en entreprise.
- Leur échec relatif s’explique par une absence d’intégration dans le travail quotidien, une inadéquation culturelle, un manque de soutien managérial et une confusion entre collaboration et convivialité.
- Les RSE ont souvent été lancés sans transformation des pratiques ni volonté réelle de changer les modes de management, conduisant à une adoption limitée et à un désengagement progressif.
- Malgré leur déclin, les principes qu’ils incarnaient – partage, transversalité, engagement – se sont diffusés dans d’autres outils mieux intégrés aux processus métiers (ex. : Teams, Slack, Notion).
- L’héritage des RSE réside dans l’évolution des outils collaboratifs modernes qui, sans revendiquer une révolution, ont su intégrer discrètement mais efficacement une dimension sociale au travail.
Une technologie portée par l’enthousiasme et des illusions
L’histoire dit que dès les premières années les projets de réseaux sociaux d’entreprise (ou RSE) se sont multipliés, ce qui est un léger embellissement de la situation. Ou alors nous ne sommes pas d’accord sur les dates.
Personnellement j’ai plongé dans cette aventure en 2005 en travaillant aux cotés de blueKiwi que j’ai rejoint en 2006 et à cette époque le terme de réseau social d’entreprise n’existait même pas puisqu’on ne savait pas ce qu’était un réseau social. N’oubliez pas que l’ouverture de Facebook au grand public date de 2008 et que ça n’est qu’à cette époque que Gartner a créer la catégorie de marché « Enterprise social networking ».
Avant on ne savait même pas ce qu’on vendait et les clients ce qu’ils achetaient. Blog, wiki, outil de collaboration de knowledge management… chacun voyait ce qu’il voulait y voir ce qui n’est pas l’idéal pour trouver son product market fit.
Mais à défaut de voir les projets se multiplier la curiosité par rapport à ces outils du web 2.0 professionnalisés était, elle, plus que réelle. Beaucoup de questions, de démos, des pilotes mais peu de vrais projets derrière.
Oui l’enthousiasme était là par rapport à un outil qui ne ressemblait à rien de connu et portait une tonne de promesses avec souvent des attentes surdimensionnées. Mais, justement, parce que cela ne ressemblait à rien de connu les entreprises ne savaient pas trop quoi en faire concrètement ni comment le faire rentrer dans leur quotidien.
Puis vint le vrai décollage, quelques années plus tard et, admettons le, une fois que les « gros » du secteur se sont intéressés au sujet après avoir laissé les « petits » le défricher : Microsoft a d’abord essayé de faire croire au marché que Sharepoint était un outil « social » (et certains l’ont cru…) avant de s’acheter de la crédulité en rachetant Yammer. IBM de son côté package un outil interne qui, lui, colle parfaitement à cet ADN pour le mettre sur le marché : Lotus Connection qui deviendra IBM Connection.
Peu importe que ces outils souffrent de la comparaison par rapport aux pure players dans leurs premières versions, ils ont contribué à crédibiliser leur vision et leu proposition de valeur.
Ce fut l’époque de l’enthousiasme. Chaque grande entreprise ou collectivité voulait son espace social interne. On lançait des plateformes, on formait quelques ambassadeurs, on organisait parfois une campagne de communication pour inciter les collaborateurs à « liker », commenter, partager.
Mais très vite, le constat s’est imposé : la majorité des RSE ne prenaient pas. L’adoption stagnait. L’engagement retombait dès que l’animation s’arrêtait. Et surtout, l’utilité concrète de ces plateformes restait floue pour la majorité des collaborateurs.
Bien sûr il y a eu de grands succès dans des entreprises dont l’ADN était en parfaite adéquation avec celui de l’outil mais dans la plupart des organisations je voyais un malade sous respirateur artificiel qui finirait par être débranché un jour et je situe l’époque du grand débranchement aux alentours de 2015.
Les projets ont parfois été arrêté, parfois on les a laissé mourir de leur belle mort mais comme on le verra il en est resté quelque chose ce qui valide une fois de plus la citation de Bill Gates selon laquelle « on surestime toujours le changement à venir dans les deux ans, et on sous-estime le changement des dix prochaines années ». Le décollage n’a pas eu lieu, le hype est retombé mais en 2025 les usages dont on parle sont quasiment partout même s’ils ne correspondent pas aux idéaux des premiers temps. Mais on en reparlera plus tard.
Pourquoi cet échec ? Parce que le pari d’un changement culturel profond a été confié à un outil, sans transformation des pratiques, des responsabilités, ni des modes de management.
Une erreur structurelle, systémique
En effet je me souviens de mon premier contact avec un tel produit, en l’occurence blueKiwi. Ou plutôt avec les slides qui présentaient un produit encore en cours de développement.
Si je me souviens bien l’idée originale venait de la demande d’une entreprise qui voulait un outil de knowledge management inspiré des blogs et des wikis et c’est ainsi, d’ailleurs, qu’il m’a été présenté.
Quant on m’a demandé mon avis vu que j’avais déjà commis nombre d’articles sur comment la philosophie du Web 2.0 pouvaient transformer le management à condition d’être supportée par les bons outils j’ai répondu que j’y voyais un outil de management, une autre manière d’organiser le travail, la diffusion des connaissances, de créer de l’engagement, de valoriser les contributeurs, de ne plus faire du manager un goulot d’étranglement (L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir) pour en faire le vrai animateur de l’équipe…
Mais pour cela encore fallait il qu’on veuille manager autrement.
Ce qui explique que l’ADN de certaines entreprises a permis des succès retentissants alors qu’ailleurs la greffe soit n’a pas pris soit a fini par être rejetée.
On peut dire qu’en 2010 la cause était entendue pour qui voulait ouvrir les yeux.
L’échec relatif des RSE s’explique par donc par une série d’erreurs récurrentes.
Une absence d’ancrage dans le travail réel
La plupart des réseaux sociaux d’entreprise étaient perçus comme des espaces à part, qu’on consultait « en plus du reste », pour y avoir des comportements orthogonaux par rapport à ceux qu’on a le reste du temps au travail.
Ils n’étaient pas connectés aux outils métier, aux flux de travail et constituaient une sorte de bulle déconnectée du reste.
Je me souviens que deux écoles coexistaient à l’époque.
La première parlait d' »adoption », une manière de dire qu’il fallait que les utilisateurs fassent une démarche d’appropriation, trouvent un sens à l’outil et au changement, y mettent de leur coeur.
C’est peut être mon côté rationnel qui a parlé mais je n’y ai jamais cru une seconde. Pour moi il avait deux approches complémentaires.
La première était la routine sociale (Entreprise 2.0 : l’adoption par la « routine sociale » , Socialiser son entreprise ? Qu’est ce que ce cela veut dire) une manière de dire (et cela a été confirmé par des cas chez mes clients) qu’il y a des modes de fonctionnement qui doivent être imposés par le management si les collaborateurs ne les adoptent pas naturellement.
La seconde était la socialisation des process (Crépuscule de l’entreprise 2.0 et émergence de la socialisation des process). L’idée ici était de dire que les problème se passent dans le flux de travail, dans les outils métiers, et que la solution se trouve dans ce qu’on appelait la collaboration émergente. Au pire le collaborateur faisait le lien entre les deux mondes, au pire on l’aidait en connectant les deux mondes, ce qui a été fait par certains éditeurs mais trop tard.
Avec du recul je pense avoir acté la fin du rêve quand j’ai entendu « on ne fera pas de connecteur entre un RSE et SAP ou un autre » ou encore « on est le nouveau monde, eux l’ancien« . Mon avis était qu’on avait besoin des deux et des deux ensemble (On ne peut pas parler de collaboration sans parler de process et d’opérations) et qu’à défaut le centre de gravité du travail ne basculerait pas vers un outil nouveau.
Bref l’idée était qu’on allait pas passer d’un mode d’organisation du travail à un autre mais organiser la cohabitation entre plusieurs (L’entreprise 2.0, composante de l’entreprise globale).
Je ne m’étendrai pas davantage sur le sujet vu qu’on connait la fin de l’histoire mais autant vous dire que si du côté des praticiens on n’arrivait pas à se mettre d’accord, si on passait notre temps à essayer de trouver comment cela devait fonctionner avec à la fin des débats quasi idéologiques, la chance d’adoption spontanée par les entreprises était proche de zéro.
Le manque d’incarnation managériale
S’il est un débat récurrent c’est celui sur le futur du management. Un marronnier qui ressort à intervalle régulier depuis les années 50 et à intervalle de plus en plus bref. Logiquement le débat a ressurgi avec les promesses de la philosophie du web 2.0.
On est de plus à l’époque où Peter Drucker écrit « The Future of Management » qui s’inscrit totalement dans ce discours et donne foule d’arguments aux partisans des réseaux sociaux d’entreprise. D’ailleurs il disait dans son livre que le « management 2.0 allait ressembler beaucoup au web 2.0« .
L’éditeur français choisira comme titre « La fin du management », ce qui en dit long et ne nous rendra pas service.
Ceci dit au delà de l’outil on parle désormais d’entreprise 2.0, de management 2.0 etc. (Entreprise 2.0, Management 2.0, RH 2.0 et Culture 2.0 selon Jon Husband).
Tous les praticiens étaient d’accord pour dire qu’une plateforme de réseau social d’entreprise n’avait pas de sens hors de ces nouveaux paradigmes et je pense qu’à force de l’avoir écrit et expliqué dans de nombreuses conférences à travers le monde les entreprises l’ont compris.
Sauf qu’elles n’avaient aucune envie de changer de paradigme ou, plutôt, le chemin à parcourir leur semblait trop long et dangereux, ce qui revient à peu près au même.
Par contre elles ont misé sur la technologie pour donner une apparence de changement en surface sur des fondations qui ne changeaient pas en pensant que cela ferait le travail. Mais ça ne l’a pas fait.
La suite est logique : les managers ne voyaient aucune raison de s’impliquer, d’animer leurs équipes d’une nouvelle manière et, pire, des entreprises ont nommé voire embauché des community managers internes pour y remédier dont vous devinez que la légitimité managériale vis à vis des équipes était proche de zéro.
Je ne peux m’empêcher de penser que la vision était la bonne mais la rupture trop importante, d’ailleurs on le voit aujourd’hui dans ce qu’on commence à demander aux managers en tant que posture. Encore une fois il faut du temps, beaucoup de temps, pour que les choses se passent vite.
Une confusion entre convivialité et collaboration :
On a souvent cru que créer un réseau social suffisait à rendre une organisation collaborative mais la collaboration ne se décrète pas : elle se construit, se pilote, se nourrit d’un sens partagé et de rituels.
On en revient au débat entre l’adoption et la transformation volontariste des modes et flux de travail.
Mais cette convivialité était également une âme à double tranchant. Les entreprises voulaient la fluidité des réseaux sociaux mais pas les codes qui allaient avec. Peur de la prise de parole des salariés, peur de voir la parole managériale discutée, peur d’une communication qui échappe à son contrôle.
J’ai vu des entreprises demander une modération a priori systématique de toutes les contributions, d’autres où la direction de la communication voulait choisir les participants et imposer une ligne éditoriale.
Bien sûr il fallait adapter les codes et l’expérience prouve que le problème n’était pas le débordement mais l’autocensure. D’ailleurs jusque là rien n’empêchait un salarié de raconter n’importe quoi par email et là personne ne le voyait pour corriger l’erreur.
Mais dans certains cas la gouvernance a tué le projet à la naissance.
La dispersion des outils
Je suis toujours parti du principe que les collaborateurs avaient trouvé un équilibre entre deux outils, leur outil métier habituel et l’email, sans préjuger du bon ou mauvais usage fait de ce dernier.
Le réseau social a du trouver sa place là dedans, le plus souvent sans s’intégrer.
Puis les dynamiques portées par les réseaux sociaux ont été intégrées dans les outils métier : fiche profil, espaces de discussion, voire conversations organisées autour des cas et données métier pour faire le lien entre les deux.
Isolé dans son coin le réseau social n’a jamais trouvé sa place dans le quotidien puis sa valeur ajoutée s’est déplacée vers d’autres outils, de manière peut être diluée et pas centralisée mais en se retrouvant là où les salariés travaillaient vraiment.
Le mauvais outil pour une une bonne idée
Je parlais d’échec relatif car si les réseaux sociaux d’entreprise n’ont pas eu le succès et l’impact escompté, leurs idées ne sont pas mortes avec eux.
Valeur du partage transversal, reconnaissance des expertises internes, capacité à fédérer des communautés métiers, transparence comme vecteur d’engagement, pour ne mentionner que celles ci, sont plus que jamais d’actualité mais on trouvé leur place ailleurs.
Aujourd’hui, ce sont Teams, Slack, Notion, Confluence ou même des intranets modernisés et totalement intégrés qui permettent une collaboration sociale plus fluide, car intégrée aux tâches du quotidien, et adossée à des usages concrets : projet, support, formation, onboarding, innovation…
Le réseaux social a voulu le plus souvent vivre seul ou très faiblement intégré aux outils métier tout en revendiquant une positon centrale dans le quotidien des collaborateurs et il en est mort. Mais je ne jette pas la pierre aux éditeurs : les clients eux mêmes étaient frileux pour des intégrations poussées même quand elles étaient possibles.
Aujourd’hui, les réactions, fils de discussion, partages ouverts, profils enrichis, les commentaires sont devenus des fonctions banalisées dans les outils collaboratifs modernes et les outils métiers sont devenus eux-même collaboratifs. Ce n’est plus une plateforme dédiée, mais une couche sociale omniprésente, discrète mais efficace.
Conclusion
Les réseaux sociaux d’entreprise n’ont pas échoué parce que la collaboration sociale était une utopie mais parce que l’outil a précédé la culture, et que les conditions de réussite n’étaient pas réunies : objectifs clairs, utilité perçue, soutien managérial, gouvernance, animation, intégration dans les process et outils métier.
Aujourd’hui encore, certaines organisations parviennent à faire vivre des communautés internes dynamiques, à travers un RSE ou une plateforme similaire mais elles sont l’exception. Ce sont des entreprises où l’outil est supporté par des pratiques concrètes, est animé avec soin et en général la culture y a précédé l’outil.
La grandeur des réseaux sociaux d’entreprise, c’était leur ambition : rendre l’entreprise plus ouverte, plus horizontale, plus humaine. Leur erreur c’est d’avoir cru qu’un outil pouvait suffire.
Mais leur héritage, c’est d’avoir initié un mouvement que d’autres approches, parfois plus modestes mais toujours plus intégrés, continuent aujourd’hui à faire vivre et que personne ne remettra en cause.
Les idéologues des premiers temps seront certainement déçus mais le pragmatique que je suis s’en satisfait largement.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)