Plus les années passent plus la gouvernance d’entreprise se retrouve prise en étau entre un environnement de plus en plus complexe et rapidement changeant et les les limites structurelles de son mode de fonctionnement.
On a d’un coté l’explosion des données, des crises qui se multiplient et la complexité des phénomènes géopolitiques, sociaux ou climatiques.
De l’autre on a des organes de gouvernance de plus en plus formels et rigides, des circuits de décision plus politiques qu’efficaces et des modes d’analyses conçus pour des mondes stables et linéaires.
Le résultat est le même à peu près partout avec des instances qui peinent à décider ou prendre de bonnes décisions, non pas par manque d’information, mais faute de lisibilité, de transversalité et de confrontation constructive.
Dans ce contexte l’IA apparait pour certains comme la lumière au bout du tunnel, comme une possibilité de redonner enfin de l’impact à ce que la gouvernance ne parvient plus à mobiliser et articuler : les signaux faibles, les tensions, une forme d’intelligence collective et contextuelle.
Mais pour cela il faut encore faut il sortir du fantasme de la technologie providentielle qui prendra les rênes de l’entreprise sans que les gens ne fassent l’effort de se remettre en cause ni remettre en cause la manière dont ils fonctionnent car l’IA ne fera pas de miracles sans eux mais avec eux. Ou c’est plutôt eux qui feront des miracles avec l’IA.
Mais pour sortir du techno solutionnisme (Pour tout résoudre cliquez ici !), encore faut il comprendre ce que l’IA peut et doit apporter à la gouvernance car on ne pas parle pas de gouvernance par l’IA mais de gouvernance augmentée par l’IA.
En bref :
- La gouvernance d’entreprise est en tension entre la complexité croissante de son environnement et ses limites structurelles, ce qui freine sa capacité à prendre des décisions pertinentes malgré l’abondance d’informations.
- L’intelligence artificielle peut renforcer la gouvernance en aidant à détecter des signaux faibles, simuler des scénarios, automatiser des tâches ou synthétiser des contributions, à condition de l’articuler à une vision claire et partagée.
- Les dirigeants n’ont pas besoin d’être experts techniques de l’IA, mais doivent être capables d’identifier les objectifs visés, de formuler des cas d’usage concrets et de coopérer avec les experts pour les mettre en œuvre.
- L’usage de l’IA dans la gouvernance comporte des risques, notamment de perte de transparence, de reproduction de biais ou de désengagement humain, qui imposent une vigilance éthique et une gouvernance des outils eux-mêmes.
- L’IA ne remplace pas l’intelligence collective mais peut la renforcer si elle est utilisée comme un outil d’éclairage et de mise en débat, dans une posture lucide, réflexive et responsable de la part des décideurs.
Ce que les dirigeants doivent savoir sur l’IA
Je vais commencer par quelques mises au point.
On ne demande pas à des dirigeants de devenir des experts de l’IA d’un point de vue technique. Oui avoir un vernis est important pour parler à ceux qui maitrisent la technologie mais quand je vois certains essayer d’acquérir un expertise en suivant des vidéos en ligne très « deeptech » et annoncer fièrement qu’ils ont bricolé un truc en python qui fonctionne à peu près ça n’a absolument aucun intérêt.
Ce qu’on leur demande c’est de savoir ce qu’ils attendent de l’IA, les objectifs qu’ils se donnent, de formuler des cas d’usages et ensuite de pouvoir collaborer avec ceux qui savent comment rendre les choses possibles pour que cela devienne réalité.
A chacun son expertise et son rôle.
Ce qu’il faut avoir en tête c’est tout d’abord que de déployer de l’IA en entreprise ça n’est pas juste mettre chatGPT sur un serveur (Pourquoi l’IA d’entreprise ne peut pas suivre la vitesse de l’IA grand public : au-delà de ChatGPT, une réalité plus complexe).
Il faut ensuite cesser d’être aveuglés par l’IA générative qui représente aujourd’hui l’essentiel du bruit mais seulement une fraction des possibilités (L’IA pour les nuls qui veulent y voir un peu plus clair).
Et il faut ensuite avoir en tête, pour s’inspirer, quelques types de cas d’usage très concrets que l’on peut envisager de manière très réaliste, le plus souvent en combinant différents types d’IA.
Ce que l’IA peut réellement apporter à la gouvernance d’entreprise
Nous allons commencer par quelques cas très concrets et illustratifs que je vais détailler avant d’avoir une vision plus large de ce que peut apporter l’IA à ce qu’on appelle une gouvernance augmentée en espérant avoir « digéré » sans erreur les articles que j’ai lu.
Aide à la décision
Analyse prédictive
Objectif :anticiper l’évolution d’indicateurs clés (RH, performance, réputation, risques…).
Type d’IA requis : machine learning supervisé (régression, arbres de décision, réseaux de neurones), modèles de séries temporelles (ARIMA, Prophet).
Exemple : prévoir le turnover dans une BU stratégique à partir de données historiques RH.
Simulation de scénarios complexes
Objectif : aider à la prise de décision en évaluant différents futurs possibles.
Type d’IA requis : systèmes experts (règles logiques simulant des raisonnements métier), modélisation probabiliste (réseaux bayésiens, Monte Carlo), IA hybride combinant règles + données.
Exemple :simuler les effets combinés d’une restructuration et d’un changement réglementaire.
Détection de signaux faibles
Objectif :identifier des tendances émergentes ou des risques latents.
Type d’IA requis : machine learning non supervisé (clustering, détection d’anomalies), traitement du langage naturel (NLP) pour analyser des verbatims ou des textes.
Exemple :détecter un malaise organisationnel à partir des feedbacks collaborateurs.
Pilotage, transparence et conformité
Automatisation du reporting
Objectif : générer automatiquement des rapports ou tableaux de bord.
Type d’IA requis : RPA (Robotic Process Automation) pour extraire et consolider les données et NLG (Natural Language Generation) pour générer des textes de synthèse.
Exemple : générer automatiquement un rapport mensuel ESG à destination du conseil d’administration.
Analyse de documents complexes
Objectif : lire, comprendre, synthétiser des documents de gouvernance (PV, politiques, réglementations).
Type d’IA requis :LLM (Large Language Models) comme GPT-4, Claude, Gemini, NLP pour extraire les entités, relations, intentions, OCR si les documents sont scannés.
Exemple : résumer en 5 bullet points les dernières 10 réunions du comité RSE.
Audit continu et conformité intelligente
Objectif : Surveiller automatiquement les écarts réglementaires, éthiques ou internes.
Type d’IA requis : machine learning supervisé (détection de fraude, classification de comportements), systèmes experts ou moteurs de règles pour les normes strictes (RGPD, SOX, etc.).
Exemple : détecter automatiquement des écarts dans les processus d’achat vis-à-vis des politiques internes.
Optimisation des processus de gouvernance
Suivi de la mise en œuvre des décisions
Objectif : automatiser le suivi de l’exécution des décisions prises.
Type d’IA requis : Agent conversationnel + LLM pour interagir avec les responsables, workflows intelligents avec apprentissage de priorisation.
Exemple : l’IA relance automatiquement les porteurs d’action si une décision n’a pas été appliquée dans le délai prévu.
Synthèse et rédaction assistée
Objectif : gagner du temps sur la rédaction de notes, synthèses ou comptes rendus.
Type d’IA requis : LLM pour rédiger, reformuler, résumer, NLG si structuration automatique à partir de données tabulaires.
Exemple : générer une note d’analyse stratégique à partir de documents de référence.
Appui à l’intelligence collective
Synthèse de contributions et débats
Objectif : résumer les apports d’ateliers, forums, groupes de travail.
Type d’IA requis : LLM + NLP pour structurer les idées, détecter les convergences/divergences.
Exemple : résumer en temps réel les contributions à une consultation interne sur la stratégie RSE.
Analyse sémantique de verbatims
Objectif : extraire des thématiques, émotions, signaux dans des textes libres.
Type d’IA requis :NLP pour le prétraitement (lemmatisation, tokenisation, classification), ML supervisé pour catégoriser les feedbacks selon des référentiels internes.
Exemple : classer automatiquement les verbatims employés par thématiques de satisfaction ou d’alerte.
Traduction multilingue et adaptation culturelle
Objectif : fluidifier la gouvernance dans des contextes internationaux.
Type d’IA requis : LLM multilingues (GPT-4, DeepL AI, NLLB de Meta), NLP avec détection de ton, style, expressions culturelles.
Exemple : traduire et adapter automatiquement des politiques de gouvernance pour des filiales sur plusieurs continents.
Gouvernance augmentée continue
Surveillance en temps réel et boucle de feedback
Objectif : piloter en continu la performance et les risques grâce à des alertes intelligentes.
Type d’IA requis :IA temps réel embarquée dans des SI (ERP, outils RH, etc.)
Exemple : être alerté automatiquement d’un incident de cybersécurité ou d’un pic de turn-over dans une équipe critique.
De manière plus large voici un résumé des cas d’usages envisageable.
Type d’IA | Fonction principale | Exemples d’outils/tech | Cas d’usage en gouvernance |
---|---|---|---|
Machine Learning supervisé | Prédiction à partir de données étiquetées | Régression linéaire, Random Forest, XGBoost | Prévision de turnover, estimation de risque financier ou réputationnel |
Machine Learning non supervisé | Regroupement ou détection d’anomalies sans étiquettes | K-means, DBSCAN, Isolation Forest | Clustering de feedbacks, détection de signaux faibles, anomalies dans les processus |
Modèles de séries temporelles | Prévision sur des données chronologiques | ARIMA, Prophet, LSTM | Prévision d’indicateurs clés (CA, engagement, absences…) |
Modélisation probabiliste | Simulation d’incertitude, gestion des risques | Réseaux bayésiens, Monte Carlo | Simulation de scénarios de crise, modélisation de dépendances entre risques |
Systèmes experts | Raisonnement à base de règles logiques | Moteurs de règles métier, systèmes à base de faits/if-then | Vérification de conformité réglementaire, audit éthique automatisé |
Traitement du langage naturel (NLP) | Compréhension et traitement de texte humain | Tokenisation, classification, extraction d’entités | Analyse de verbatims, compréhension de documents, extraction de thématiques |
Natural Language Generation (NLG) | Génération de texte structuré à partir de données | Yseop, Arria, AX Semantics, GPT appliqué à des tableaux | Génération automatique de rapports (ESG, RH, finance), bulletins de gouvernance |
Large Language Models (LLM) | Génération et compréhension de texte non structuré | GPT-4, Claude, Gemini, LLaMA | Synthèse de documents, rédaction assistée, préparation de réunion, aide à la prise de décision |
RPA (Robotic Process Automation) | Automatisation de tâches manuelles répétitives | UiPath, Blue Prism, Power Automate | Extraction de données, génération de reporting, automatisation du suivi de décisions |
OCR (Reconnaissance optique de caractères) | Lecture de documents scannés ou PDF image | Tesseract, Adobe OCR, Google Vision | Lecture de PV, contrats ou règlements papier, analyse juridique automatisée |
Chatbots / Agents conversationnels | Interaction homme-machine contextualisée | ChatGPT, agents internes IA, assistants vocaux | Suivi des actions de gouvernance, réponse aux administrateurs, aide au pilotage en temps réel |
IA de génération d’images (modèles de diffusion, GANs) | Création de visuels | DALL·E, Midjourney, Stable Diffusion | (moins courant en gouvernance mais utile en communication ou support visuel aux décisions) |
L’IA pour la gouvernance augmentée, c’est donc souvent un panaché de plusieurs types d’IA.
Par exemple :
- Générer un rapport de gouvernance = RPA + NLG + NLP.
- Synthétiser un retour d’atelier stratégique = LLM + NLP.
- Surveiller la conformité en continu = systèmes experts + ML supervisé.
- Simuler un scénario de fusion = modélisation probabiliste + moteur de règles.
Donc si vous vous dites que l’IA générative est un gadget sans grande valeur une fois l’effet « magique » passé, vous voyez qu’en la combinant avec d’autres choses on arrive à des choses plutôt intéressantes.
Les risques d’une gouvernance pilotée par l’IA
Quand on parle de technologie on ne peut éviter le sujet de sa gouvernance et l’IA appliquée à la gouvernance n’échappe pas à la règle si on veut un fonctionnement optimal mais aussi, et c’est une condition de réussite majeure, que ses utilisateurs aient confiance en elle.
On peut tolérer de repasser derrière l’IA lorsque le texte qu’elle a généré pour une campagne marketing n’est pas satisfaisant mais en matière de gouvernance augmentée la tolérance aux risque est nulle.
Boîtes noires et absence de transparence
Au fur et à mesure que les modèles prédictifs et prescriptifs gagnent en performance, leur fonctionnement repose sur des volumes massifs de paramètres, de corrélations et d’optimisation de modèles statistiques à un point tel que même leurs concepteurs ne peuvent toujours expliquer pourquoi une recommandation a été faite (Anthropic a perdu le contrôle de son IA et ne sait pas comment elle fonctionn).
Ce phénomène de « boite noire » cause une perte de lisibilité dans les processus de décision. Si un comité de gouvernance valide une décision prise sur la base d’une analyse algorithmique dont ils ne comprennent ni les fondements ni les marges d’erreur c’est la confiance de toute l’entreprise qui est en risque et le principe de responsabilité des dirigeants qui mis de côté.
D’ailleurs, l’AI Act Européen insiste d’ailleurs sur l’auditabilité obligatoire des modèles utilisés dans des contextes de pilotage à fort impact social, environnemental ou économique (L’AI Act Européen pour les nuls).
Biais algorithmiques
Les modèles d’IA n' »apprennent » qu’en étant entrainés à partie de données existantes. Lorsque cela arrive ils reproduisent logiquement et sans la moindre intention malveillante les biais préexistants et qui se traduisent dans les données. Cela peut toucher au recrutement, à l’identification des risques, la priorisation des sujets ou même l’attention prêtée à certaines parties prenantes.
Autrement dit si votre entreprise n’a jamais promu à des postes de direction que des hommes blancs de plus de 50 ans et que les femmes étaient discriminées à l’embauche ne vous dites pas que l’IA va d’un seul coup vous aide à devenir plus inclusifs. Pire, elle risque même de renforcer les comportements existants. Pour l’éviter il faudra l’entrainer sur des jeux de données spécialement générés pour cela et lui montrant la conduite qu’on aimerait qu’elle tienne et en aucun cas sur vos données historiques.
Désengagement et dilution de la responsabilité
Lorsqu’un modèle fournit une réponse crédible la tentation est grande de suivre son résultat sans le remettre en question. C’est une forme de « délégation passive », souvent inconsciente, qui se passe notamment lorsque l’outil produit des éléments a priori rationnels et bien présentés.
Plus un outil est performant sur la forme plus il produit un halo cognitif : une forme crédible empêche de questionner un fond discutable.
En faisant une confiance aveugle à ces système sans y apporter un regard critique on réduit la gouvernance à une chambre de validation, ce qu’on lui reprochait d’ailleurs d’être avant. Ca n’est que la source qui change.
Si l’IA aide l’intelligence collective, l’intelligence collective aide aussi l’IA.
Vers une gouvernance augmentée et humanisée
Le vrai levier de transformation de la gouvernance ne réside donc pas dans la technologie elle-même mais dans la manière dont on la met au service d’une gouvernance responsable, humaine et délibérative à défaut d’être démocratique.
Ca n’est pas et ne doit pas être une IA qui tranche mais une infrastructure qui éclaire, questionne et alimente le débat.
L’IA est un outil d’aide, pas de délégation
Les IA utilisées dans le cadre d’une gouvernance augmentée doivent rester en posture d’outils de mise en lumière permettant de synthétiser, contextualiser, mettre en perspective, sans jamais réduire la complexité à une réponse.
Une IA générative peut produire une synthèse d’une foule de rapports mais c’est au collectif d’en débattre. Une IA descriptive peut identifier une tendance mais c’est à la gouvernance de décider de son caractère prioritaire.
La gouvernance augmentée apporte un gain de vitesse dans la préparation de ses travaux mais pas dans leur réalisation : on lui demande surtout d’être plus lucide, plus étayée, plus réflexive.
Rétablir l’intelligence collective grâce à l’IA, sans se déresponsabiliser
Si elle est bien utilisée l’IA peut réintroduire de la qualité dans le débat, là même où les processus de décision l’avaient fait disparaitre.
Elle peut faire apparaitre des contradictions, proposer des scénarios alternatifs auxquels personne n’avait spontanément pensé, elle peut offrir une base de discussion autour de plusieurs chemins possibles mais jamais pour décider à notre place. Elle outille la confrontation des perspectives mais nous laisse la main sur la décision finale.
Cela demande un engagement fort des dirigeants : celui de ne pas céder à la solution de facilité, de ne pas abdiquer devant la puisse des modèles mais, au contraire, de débattre, interroger et arbitrer en conscience.
L’IA ne fera jamais le travail politique à leur place et ne disposera jamais des soft skills pour le faire.
Donc contrairement à certaines peurs, l’IA ne signe pas la fin de l’intelligence collective, au contraire, elle lui redonne du sens (L’IA signe-t-elle la fin de l’intelligence collective ?) et il est de mon avis que pour mettre en place une gouvernance augmentée le premier travail porte sur l’intelligence collective et sur la gouvernance de l’IA dans ce cadre avant de penser à la technologie.
Conclusion
L’IA ne sauvera pas la gouvernance d’entreprise si on attend une solution miracle. Par contre si on en fait un levier systémique, structurant au service d’une gouvernance réengagée elle sera très utile.
A l’inverse, si elle ne se reconnecte pas au réel, refuse de voir la complexité et d’accepter l’incertitude, la gouvernance ne sera plus qu’un jeu de procédures, de comités et de règles.
Mais avec les bonnes postures et la bonne vision de son rôle elle peut redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une manière exigeante, lucide et humaine de décider ensemble.
En tout état de cause l’IA ne transformera pas la gouvernance si celle ci ne fait pas le nécessaire travail sur elle-même pour savoir ce qu’elle veut devenir, pourquoi, et comment. C’est un travail de posture sur l’intelligence collective indispensable qui précédera toujours la technologie.
Dans cette série :
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)