Penser le travail comme un flux : séduisant mais est-ce réaliste ?

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On parle beaucoup de la transformation récemment annoncée par Moderna qui a amené à la fusion entre RH et IT mais beaucoup de questions restent en suspens quant à la mise en œuvre opérationnelle de la chose car l’idée principale est la réinvention du travail autour du binome homme/IA.

Pour être synthétique :

  • Moderna a fusionné ses équipes RH et IT pour créer une gouvernance unifiée, pilotée par un Chief People and Digital Technology Officer, afin d’intégrer l’humain et la technologie au cœur de l’organisation (Fusion des RH et de l’IT : Moderna redessine son organisation pour et avec l’IA).
  • Les RH deviennent architectes des compétences et de la transformation, tandis que l’IT développe des plateformes et outils IA (plus de 3 000 agents GPT) pour automatiser et enrichir tous les processus internes.
  • Le travail n’est plus organisé en silos métiers mais en flux : chaque tâche est orchestrée en temps réel entre humains et IA, pour une organisation agile, fluide et adaptable, où la meilleure combinaison homme-machine prime sur la structure traditionnelle sans qu’on sache trop comment cela se matérialise et ce que deviennent les opérations dans tout cela (RH/IT et réalité du travail chez Moderna : les non dits d’une réorganisation).

Dans cet article je voudrais revenir plus en détail sur l’idée de penser le travail comme un flux et pas comme une somme d’activités ou, dit autrement, comme une logique qui traverse les silos plutôt qu’une somme d’activités effectuées dans les silos.

J’avais déjà remarqué que l’inspiration de Moderna, comme le prouve le wording utilisé, est d’inspiration très industrielle (People Centric Operations 2.0 : comment l’IA réinvente le travail du savoir à l’échelle) et cette notion de flux en est un exemple de plus.

C’est un réel changement de paradigme mais qui dit changement de paradigme dit changements d’indicateurs et là j’ai beaucoup de mal à comprendre comment Moderna va mesurer la performance et l’efficacité de sa nouvelle organisation.

Quand j’ai lu flux j’ai en effet immédiatement pensé à Eliyahu Goldratt qui, dans sa théorie des contraintes, redéfinit la performance d’une entreprise autour d’une idée simple : ce qui compte, ce n’est pas ce que vous produisez, ni vos coûts, mais la vitesse à laquelle vous transformez des inputs en valeur livrée au client. C’est le throughput (un mot qui mettre à l’épreuve votre prononciation en anglais).

Dire que les couts importent peu peut sembler totalement irréaliste et pourtant lisez « Le But » et vous en ressortirez convaincu.

Un système peut être parfaitement économe et totalement improductif et c’est l’un des biais de la gestion classique : on optimise les coûts, on mutualise, on supprime des redondances et parfois on oublie l’essentiel c’est à dire savoir si vraiment notre capacité à livrer ce qui compte. Par souci d’efficience locale, on crée des frictions globales, on ralentit un flux pour réduire une charge, sans voir qu’on affaiblit tout le système.

Ce qu’il nous dit et est facile à vérifier c’est que l’optimisation locale ne garantit jamais l’optimal global, autrement dit, maximiser la performance d’un maillon (ou d’une équipe, d’un service, d’un outil) peut nuire à la performance de l’ensemble du système.

D’ailleurs parlant de l’augmentation des collaborateurs par l’IA j’avais déjà suggéré que ça n’est pas parce qu’on gagnait en productivité au niveau individuel qu’on avait un gain au niveau d’un process pris de bout en bout (IA en entreprise : aller au delà de l’augmentation pour enfin transformer), ce que tendrait à prouver une étude réalisée chez Procter&Gamble qui montre un gain de temps de 16,4% pour les individus contre 12,7% pour les équipes (Comment révolutionner votre travail d’équipe avec l’IAGen).

Autrement dit avoir des gens occupés à 100% ne veut pas dire que vous êtes efficaces à l’échelle de l’entreprise ni que vous gagnez de l’argent. Je vous laisse d’ores et déjà y réfléchir car je pense qu’on va en reparler à l’avenir.

Dans la pensée de Goldratt il ne s’agit pas d’ignorer les coûts, mais de les regarder non pas comme des objectifs, mais comme des moyens. Ce qui compte, c’est la capacité du système à transformer un besoin en valeur livrée, rapidement, avec le moins de résistance possible. Si une dépense permet de gagner en fluidité, elle est utile, si une économie ralentit le flux, elle est nuisible. Le critère n’est plus budgétaire, il est systémique.

Je pense que vous comprenez mieux où je veux en venir quand je parle d’indicateurs.

Dans l’industrie, cela a conduit à de profonds changements : fini l’optimisation locale, la surcharge des machines ou l’obsession du taux d’occupation mais place à l’orchestration globale, à l’identification des goulots, à la fluidité du flux. La performance est une question systémique.

Mais cela est bien beau dans une usine mais cela fonctionne-t-il dans un bureau et pour des travailleurs du savoir ? Car c’est bien cela l’enjeu caché derrière les bonnes intentions de Moderna.

On ne mesure encore trop souvent que ce qui est visible : temps passé, tâches accomplies, réunions tenues, livrables fournis. Le throughput, dans ce contexte, c’est la capacité à faire circuler efficacement l’information, les décisions et les contributions, jusqu’à l’impact final. Autrement dit : ce qui compte n’est pas ce que vous faites, mais ce que votre système permet d’accomplir.

Très séduisant sur des flux physiques mais l’idée de Moderna de penser le travail comme un flux et qui amène exactement à en formuler les conséquences comme je viens de faire, ne va-t-elle pas se fracasser contre la réalité des flux intangibles ?

En bref :

  • Moderna a fusionné ses équipes RH et IT pour instaurer une gouvernance unifiée centrée sur l’intégration de l’IA et de l’humain, visant à réorganiser le travail non plus par silos mais en flux dynamiques.
  • La logique de flux, issue notamment de la théorie des contraintes, redéfinit la performance à l’échelle du système en valorisant la fluidité (throughput) plutôt que les efforts ou les coûts isolés.
  • Appliquer cette logique au travail du savoir est une démarche contre-intuitive, car elle demande d’abandonner les repères classiques (métier, tâches, productivité individuelle) au profit d’une coordination systémique difficile à visualiser.
  • Le pilotage de ce modèle se heurte à l’absence d’indicateurs natifs adaptés : il faut inventer de nouveaux outils de mesure comme le lead time décisionnel, le taux de friction ou le débit de résolution, qui restent encore peu répandus ou éprouvés.
  • L’IA peut faciliter cette orchestration en temps réel, mais son efficacité dépend d’une gouvernance claire, d’un accompagnement humain, et d’une vigilance constante face aux risques de déshumanisation, rigidité ou perte de sens.

Appliquer le throughput au travail du savoir

Transposer cette logique au travail du savoir suppose en effet de sortir de la logique métier, du pilotage par individu et par tâches par individu à une vision orientée flux.

Cela implique diverses choses au nombre desquelles :

  • Identifier les goulots invisibles (L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir) : validation lente, outil mal intégré, priorisation floue, personnes surchargées ou à la capacité cognitive saturée, instances dont le rythme de réunion et de décision est plus lente que le rythme de travail des autres personnes.
  • Mettre en place une orchestration du travail, plutôt qu’une planification rigide ou une superposition de reporting. La planification figée ignore les aléas du quotidien et fige les responsabilités, le reporting, lui, donne l’illusion de contrôle sans améliorer la capacité d’agir. L’orchestration, au contraire, permet d’ajuster les actions à la réalité des flux.
  • Piloter non pas l’effort mais la vitesse et la qualité du passage à l’action.

Est-ce que cela a du sens ? Certainement. Est-ce que, intuitivement, on se dit que c’est assez évident à mettre en place ? Peut être pour vous mais en tout cas pas pour moi qui appelle pourtant ce type de pratiques de mes voeux.

L’IA, dans ce cadre, peut aider et jouer un rôle structurant pour accélérer le throughput. Elle ne se contente pas de répartir les tâches : elle apprend des flux existants, anticipe les ralentissements, suggère des ajustements. Elle permet également une scalabilité impossible autrement : quand l’information devient trop abondante, quand les décisions sont trop complexes ou trop rapides pour être prises humainement, elle aide à filtrer, prioriser, et acheminer ce qui compte au bon endroit.

C’est exactement ce que fait Moderna ou ce qu’on devine qu’ils ont en tête : plutôt que d’optimiser l’existant, l’entreprise reprogramme son fonctionnement autour des flux. Elle ne digitalise pas l’existant mais recompose un système.

Quels indicateurs pour piloter le travail du savoir ?

Mais piloter par le throughput un travail en flux suppose de changer les indicateurs et c’est là que tout se complique. Voici quelques idées qui auraient du sens.

Lead time décisionnel : temps entre l’identification d’un besoin et une décision prise. Pas pour juger la vitesse d’un individu, mais la fluidité du système.

Cycle time des livrables « utiles » : durée entre le début d’une action et sa livraison concrète, utilisée, avec un effet mesurable. J’insiste sur le « utile » car je reste convaincu qu’on produit énormément de livrables et de documents qui ne servent absolument à rien (Créer des documents, est-ce vraiment travailler ?).

Taux de réutilisation : fréquence à laquelle une décision, un livrable ou une solution est reprise ailleurs. Un bon signal de sa valeur réelle et qui rejoint la remarque que je faisais plus haut.

Nombre de décisions autonomes : indicateur de la capacité réelle des équipes à décider sans devoir escalader, ou attendre une validation. C’est un signe d’agilité organisationnelle, et une bonne manière de mesurer à quel point l’orchestration du travail favorise la réactivité et la responsabilité locale.

Taux de friction : interruptions, relances, erreurs d’interprétation, temps passé à rechercher l’information ou à attendre une décision, priorités contradictoires entre deux personnes ou deux départements, mauvaise coordination, chevauchement de tâches ou de rôles… tout ce qui freine la circulation de l’information et la fluidité du travail. .

Débit de résolution : problèmes clos avec impact réel, versus volume total de problèmes soulevés… ilmesure la capacité d’une organisation à résoudre des problèmes ou à finaliser des sujets utiles sur une période donnée.

Ces indicateurs ne mesurent pas l’activité mais la capacité du système à délivrer, pas l’effort, mais l’impact.

J’y ajouterai la notion de stock et d’encours qui joue également son rôle dans la vision originelle du concept et qui se traduit dans le travail du savoir par tout ce qui touche à la surcharge informationnelle et cognitive, à savoir informations qu’on a pas le temps de traiter ou qui encombrent le cerveau, les to dos qui s’accumulent, les emails à traiter, les réunions à venir, les décision à prendre… (Infobésité Numérique : Quand les Outils de Collaboration Dégradent Productivité, QVT et Amplifient la Charge Mentale et Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau).

Cela vous semble séduisant ? Avoir du sens ? Je le trouve et je pense que les adeptes du lean management voire de l’agilité s’y retrouveront d’ailleurs dans une certaine mesure.

Mais est-ce que ces indicateurs existent aujourd’hui ? Pour l’essentiel, non. Sont ils faciles à mettre en place ? A mon avis pas du tout même si dans l’environnement de travail moderne cela devrait pouvoir se faire (L’organisation quantifiée : Graal ou Big Brother ?).

Je pense qu’il ne faudrait sous estimer le fossé culturel voire mental qu’il faudra franchir. On a toujours mesuré et on mesure toujours des quantités, des stocks, désormais il va falloir mesurer des mouvements ce qui veut dire un point de départ, d’arrivée, et les temps de passager à des points intermédiaires ainsi qu’analyser le chemin parcouru.

L’IA peut-elle vraiment améliorer le travail en flux ?

Dans la vision de Moderna l’IA est vraiment centrale et si on part du principe que penser le travail en flux est quelque chose de sensé mais de très compliqué au regard de la complexité qu’il y a à mesurer des signaux pertinents pour le piloter on doit se demander quel rôle peut jouer l’IA pour rendre cette vision opérationnelle.

L’IA en tant que responsable de l’orchestration du travail du savoir savoir pourrait détecter des signaux faibles dans les flux d’activité, suggérer des optimisations de séquence, relier des tâches fragmentées, détecter les goulots, allouer ressources et ajuster rythme et délais en conséquence. On pourrait donc attendre d’elle qu’elle transforme un environnement de travail morcelé et chaotique en une mécanique plus fluide, où chaque acteur, humain ou machine, intervient au bon moment, au bon endroit, avec la bonne information. Elle ne fixe pas une cadence uniforme mais module le rythme en fonction des besoins et des contraintes du moment.

Dans un système orienté flux, l’IA peut donc jouer plusieurs rôles-clés :

  • Cartographie dynamique des flux : en analysant les interactions, les délais, les boucles de validation, elle aide à visualiser les zones de ralentissement.
  • Réduction des frictions : en automatisant certaines étapes répétitives ou en facilitant l’accès à l’information contextuelle, elle libère du temps cognitif.
  • Orchestration adaptative : elle peut réallouer des tâches ou recommander des ajustements en fonction des charges de travail, des délais, ou des dépendances en temps réel.
  • Signal d’alerte ou de priorisation : en surveillant les flux, l’IA peut repérer quand une tâche s’éloigne de son objectif ou ralentit le flux, proposer des arbitrages ou alerter les managers avant que les goulots ne deviennent bloquants.

En ce sens, l’IA ne serait pas un gadget mais un mécanisme d’amplification de l’intelligence collective au service de l’optimisation du travail, capable de restituer à l’organisation une vue d’ensemble qu’aucun acteur isolé ne peut avoir.

Elle n’automatise pas le travail du savoir mais en optimise la coordinatinon et c’est bien là que se joue l’accélération du throughput.

Des risques à ne pas sous-estimer

Mais cette transformation orientée flux et pilotée par l’IA n’est pas sans écueils. Elle peut même produire l’effet inverse de celui recherché si elle est mise en œuvre de manière aveugle. N’oublions que si peu d’entreprises ont réussi leur démarche Lean (on est sur des sujets similaires) ça n’est pas que le Lean ne fonctionne pas mais que ça n’est pas une démarche générique qu’on peut plaquer sur n’importe quelle organisation mais qu’il faut adapter à chacune.

Au nombre des risques je citerai donc pèle-mêle :

  • Automatiser l’inefficience : sans remise en question des processus, l’IA risque de rendre plus rapide ce qui dysfonctionne déjà. Quand on applique une technologie à une organisation dysfonctionnelle elle va juste dis fonctionner plus vite et à plus grande échelle et n’oublions pas que si on ne fait pas en sorte qu’il en soit autrement l’IA n’apprend que du passé…
  • Renforcer l’asymétrie au niveau du contrôle : en concentrant la vision globale dans la machine ou dans les mains de quelques décideurs, on affaiblit l’autonomie locale ce qui est à l’opposé de ce qui est recherché ou d’une démarche de People-Centric Opérations (People Centric Operations 2.0 : comment l’IA réinvente le travail du savoir à l’échelle)
  • Créer une surcharge informationnelle : mal configurée, l’IA peut générer plus d’alertes qu’elle n’en résout, ou complexifier la compréhension du système.
  • Rendre l’itération plus difficile : un système trop automatisé peut devenir rigide, alors même qu’il devrait s’adapter en continu.
  • Déshumaniser le travail : en fragmentant les tâches, en accélérant la cadence, l’IA peut invisibiliser les individus derrière les flux, les réduire à des ressources activées à la demande.
  • Assujettir les collaborateurs à la machine : lorsque les recommandations de l’IA deviennent prescriptions sans discussion, on glisse d’une aide à la décision vers une délégation du jugement.
  • Faire perdre le sens du travail : en rendant les chaînes de contribution plus opaques, l’orchestration automatisée peut éloigner chacun de l’impact réel de son travail.
  • Faire perdre de vue le but final : en découpant le travail en micro-tâches et en pilotant par des signaux locaux, on risque d’éclipser la finalité collective, la « big picture » qui donne cohérence et motivation à l’action individuelle.

C’est pourquoi le design organisationnel, l’écoute du terrain, et la co-construction des flux avec les équipes restent essentiels. L’IA ne remplace pas la gouvernance, bien au contraire, mais elle oblige à la repenser.

Ceci dit, si tous les challenges sont relevés, Moderna sera peut être le laboratoire qui permettra de tester nombre d’hypothèses sur l’amélioration du travail du savoir inspirées par son ADN mi tech mi industriel (Ca n’est pas parce que le travail est invisible qu’on ne peut l’améliorer).

Conclusion

Orchestrer le travail n’est pas l’organiser

Penser le travail en termes de throughput, c’est cesser d’optimiser localement pour améliorer globalement, redonner de la lisibilité à la chaîne de valeur et réinterroger ce que veut dire « bien travailler » dans un environnement complexe. Mais cela suppose plus qu’un changement d’indicateurs ou d’outils : cela exige une vision claire, partagée, de ce que l’on cherche à produire ensemble.

L’orchestration du travail ne doit pas devenir une mécanique aveugle. Pour porter ses fruits, elle doit rester lisible, humaine et gouvernée. L’IA peut en être un levier puissant, à condition d’être intégrée comme un support à la décision, pas comme une logique autonome et ne doit ni obscurcir la finalité collective, ni fragmenter le sens de l’action.

Moderna montre que cette voie est possible, en s’inspirant, peut-être inconsciemment, des logiques industrielles pour structurer l’organisation du savoir. Je suis même intimement convaincu qu’un jour quelqu’un a dû se dire « on devrait être aussi efficaces dans les bureaux et les laboratoires que dans les usines où on produit les vaccins » et que tout est peut être parti de là.

Mais cette transformation n’est durable que si elle reste centrée sur les personnes, leurs capacités d’action, de jugement, et leur compréhension du pourquoi. Le flux est un moyen, pas une fin et l’IA, une alliée, pas une autorité.

Je n’ose pas penser qu’avant de parler de repenser le travail en flux Moderna n’a pas réfléchi à tout ce que cela impliquait non seulement c’est totalement contre-intuitif a priori mais en plus on ne dispose d’aucun indicateur « natif » pour le piloter. En tout cas s’ils échouent sur la notion de flux c’est leur projet IA qui perd tout son sens.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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