A propos de l’auteur
Douglas Adams est surtout connu pour Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy), œuvre de science-fiction qui mêle l’absurde et la satire pour interroger notre rapport au monde moderne.
Passionné de science et de prospective, il aimait brocarder les travers bureaucratiques et il portait un regard critique sur les promesses du progrès technologique.
Contexte historique et intellectuel
Cette citation s’inscrit dans le contexte de l’émergence de l’informatique connectée. Dans les années 1990, les technologies numériques sortent des laboratoires et des grandes entreprises pour toucher le grand public. Ordinateurs personnels, messageries électroniques, premiers navigateurs web : le paysage technologique se transforme rapidement, mais reste incertain, instable, parfois difficile à comprendre. Les promesses sont nombreuses et les les échecs tout aussi fréquents. Dans ce contexte, parler de technologie revient souvent à désigner ce qui est en chantier, en friche.
Mais cette remarque d’Adams va plus loin. Elle questionne également notre manière de nommer et de percevoir les outils technologiques. Elle anticipe ce que nombre de chercheurs en sociologie, en l’innovation voire en philosophie ont également mis en évidence depuis : la technicité n’est pas une qualité objective d’un objet, mais une construction sociale, située dans un temps et un usage. Ce que nous appelons « technologie » c’est ce que nous n’avons pas encore intégré culturellement.
La technologie est un mot qui décrit quelque chose qui ne fonctionne pas encore
En bref :
- Douglas Adams utilise l’humour et la satire pour critiquer notre rapport à la technologie, en soulignant que ce que l’on qualifie de « technologie » est souvent ce qui ne fonctionne pas encore ou ce que nous n’avons pas encore intégré culturellement.
- La persistance de l’expression « nouvelles technologies » révèle une forme de confusion entre innovation réelle et perception sociale, maintenant certains outils dans une position d’exception et empêchant une analyse critique de leur usage.
- Ce flou lexical et conceptuel freine une gouvernance technologique pertinente et masque les transformations profondes induites par les outils devenus invisibles, car banalisés.
- Le phénomène de « hype technologique », notamment décrit par la courbe de Gartner, illustre les cycles d’enthousiasme et de désillusion qui influencent les décisions d’adoption sans toujours tenir compte des usages réels et de l’acculturation nécessaire.
- À mesure que l’intelligence artificielle devient une infrastructure fonctionnelle, elle échappe au débat public alors que penser la technologie implique alors de maintenir un questionnement constant sur ses usages, ses effets et les choix de société qu’elle sous-tend.
Explication et implications
L’intérêt de cette citation tient, en tout cas pour moi, dans un paradoxe : nous appelons « technologie » ce qui ne fonctionne pas encore, alors que, paradoxalement, nous continuons à parler de « nouvelles technologies » pour des choses qui fonctionnent depuis des décennies.
Le simple fait que l’on parle encore aujourd’hui de « nouvelles technologies » pour désigner l’informatique ou internet qui existent depuis 30 ou 40 ans traduit une forme de myopie, un décalage entre l’âge réel des outils et et la manière dont on les perçoit et en parle qu’on peut interpréter de différentes manières.
D’un coté il témoigne d’une tendance à figer certaines innovations dans un statut d’exception permanente. En les qualifiant de « nouvelles », on entretient l’idée qu’elles sont à part et qu’elles nécessitent encore un accompagnement spécifique, une vigilance, voire une distance. C’est un moyen de ne pas les banaliser mais aussi de ne pas les questionner puisqu’elles s’inscrivent dans un paradigme nouveau à propos duquel nous n’avons pas de repères.
D’un autre coté, cette persistance du « nouveau » montre une fascination pour ce qui change, pour la nouveauté. Le mot technologie est utilisé comme un cache-misère, un mot-valise qui empêche de faire le tri entre ce qui est véritablement innovant, ce qui est consolidé, et ce qui est obsolète. Il entretient à dessein une forme de confusion qui nous interdit de questionner la nouveauté.
Ce flou a des effets très concrets. Il rend difficile la mise en œuvre d’une gouvernance technologique mature et favorise l’adhésion à des solutions perçues comme « nouvelles » sans analyse de fond. Il contribue à l’invisibilisation progressive des technologies intégrées dans notre quotidien alors même que c’est à ce stade qu’elles mériteraient d’être examinées avec le plus de vigilance.
Un sujet très contemporain
On touche ici un un phénomène bien plus large : celui de la hype technologique, l’emballement médiatique autour de certaines innovations perçues comme disruptives. La courbe de Gartner décrit parfaitement ce cycle : enthousiasme initial, pic d’attentes irréalistes, phase de désillusion, puis adoption progressive. Il n’est pas seulement une question de perception mais influence la manière dont on investit dans les technologies, les intègre dans les entreprises et met on place leur gouvernance.
Dans ce contexte l’adoption des technologies devient un sujet aussi stratégique que culturel. Ce n’est pas seulement une affaire de déploiement technique, mais une série d’arbitrages : entre les usages réels et ceux, imaginaires, qu’on a projeté, entre « augmentation » de l’humain et automatisation, entre adoption locale et alignement global. Les échecs d’appropriation ne sont pas rares et certains diront même qu’ils sont la norme, précisément parce qu’on sous-estime le travail d’acculturation, de design organisationnel, et de gouvernance nécessaire.
L’intelligence artificielle n’échappe pas à cette logique, je dirais même qu’elle en exacerbe tous les travers. Elle cumule à la fois les signaux de la hype avec ses discours sur l’IA générale, les super-intelligences ou l’automatisation massive et des réalités plus banales d’usages partiels, parfois invisibles. L’IA est en voie de sortir de son statut de promesse pour devenir une infrastructure fonctionnelle : elle fait des recommandations, optimise des chaînes logistiques, assiste les juristes, analyse des volumes massifs de données, et accompagne l’écriture, la création, la traduction.
Or c’est précisément dans cette phase de banalisation que le risque d’aveuglement est le plus fort. Une fois que l’IA fonctionne, c’est-à-dire qu’elle est suffisamment fluide, fiable, et présente dans les routines qu’elle cesse d’être discutée comme une technologie, elle devient une sorte de norme implicite et cette normalisation amène une autre difficulté : celle de continuer à la penser, à la critiquer, à l’ajuster. Ce qui ne se voit plus, ne se régule plus.
C’est là que la citation de Nicholas Negroponte, « L’informatique n’est plus une question d’ordinateurs. C’est vivre « , prend tout son sens. Elle nous rappelle que les outils ne sont jamais neutres. Lorsqu’ils deviennent invisibles dans le quotidien, leur pouvoir d’influence s’accroît d’autant plus qu’il est silencieux. La question n’est donc pas d’accepter ou de refuser l’innovation, mais de rester capables de choisir les formes de vie technologique que nous jugeons souhaitables.
Conclusion
Cette formule de Douglas Adams devrait nous faire reconsidérer la manière dont nous nommons, pensons et intégrons les technologies. En désignant comme « technologique » ce qui ne fonctionne pas encore, n’est pas totalement intégré dans notre quotidien, elle montre notre ambivalence face à l’innovation : attirance pour la nouveauté, mais difficulté à l’absorber pleinement, volonté de transformation, mais crainte de l’instabilité liée au changement, valorisation du progrès mais désintérêt pour ses effets systémiques.
Ce que nous appelons « technologie » est souvent ce que nous n’avons pas encore domestiqué et ce que nous ne nommons plus l’est parfois parce que nous avons cessé de l’interroger. Mais dans le contexte d’une diffusion rapide de l’IA, cette invisibilisation progressive des outils est vrai sujet. Elle peut conduire à une forme de pilotage automatique des organisations avec choix sont orientés par les capacités des outils plus que par une réflexion sur leurs finalités.
Penser la technologie ne consiste pas à l’anticiper en permanence, ni à la consommer passivement mais suppose de maintenir, tout au long de son cycle de vie, une capacité à répondre à certaines questions : à quoi sert-elle vraiment ? Quels arbitrages rend-elle nécessaires ? Que transforme-t-elle dans la manière de travailler, de penser, voire de vivre ensemble ?
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)