La semaine dernière j’ai écrit un long billet sur les réseaux sociaux d’entreprise entre nostalgie d’une technologie prometteuse qui a malheureusement précédé la culture nécessaire à son utilisation mais dont les promesses n’ont pas été sans lendemain car son héritage est aujourd’hui présent quasiment partout dans la digital workplace (Grandeur et décadence des réseaux sociaux d’entreprise).
Un billet qui analysait les promesses et la vie d’une technologie avec, en toile de fond, ce qu’il est coutume d’appeler l' »éléphant dans la pièce » à savoir des sujets liés à la culture d’entreprise, aux dynamiques collectives et participatives, à l’engagement, à l’acceptation de la transparence et au final de ce qu’on appelle la nature humaine.
Et là m’est revenue en tête une phrase d’une ancienne « rockstar » du sujet lors d’une discussion, là encore sur le bon vieux temps, qui a accueilli mon arrivée sur Bluesky (où vous pouvez d’ailleurs me rejoindre si vous trouvez que X n’en vaut plus la peine et que Threads n’a aucun intérêt).
« La collaboration sociale ? Un concept utopique qui n’a pas réussi à vaincre la nature humaine fondamentale. »
Nature humaine, soit. Mais nature de qui ? Du collaborateur ? Du manager ? Celle, désincarnée de l’entreprise et de sa culture ?
Une phrase qui résume en tout cas une forme de désillusion assez partagée par les enthousiastes de la première heure de cette technologie et de ce qu’on a nommé « Entreprise 2.0 » notamment par ceux qui avaient une vision très humaniste du sujet. La mienne, plus productiviste et opérationnelle en a moins souffert mais je pense que son propos mérite une analyse plus poussée car au delà d’une vieille mode je le trouve très pertinent pour tout ce qui touche à l’adoption des nouvelles technologies en entreprise et à ce qu’on appelle plus globalement la transformation digitale.
Il évoque en effet de manière plus globale des usages et technologies présents dans le grand public et qui se fracassent contre les murs de l’entreprise en dépit de sa volonté de les importer. D’élans collectifs qui ne prennent pas malgré les outils, les intentions et les investissements.
Et si, finalement, l’échec de la collaboration sociale, n’était pas lié à la nature humaine mais à la manière dont les entreprises l’ont encadrée, freinée, ou simplement neutralisée ?
En bref :
- L’échec de la collaboration sociale tient au cadre organisationnel, pas à la nature humaine.
- Les usages collaboratifs existent dans la vie privée mais restent freinés en entreprise.
- Sans confiance, reconnaissance et autorisation d’être soi, la participation stagne.
- Ce n’est pas un problème de savoir-faire, mais de culture et d’environnement.
- La solution réside dans l’alignement entre outils, usages et culture d’entreprise.
Collaboration sociale ? Kézako ?
Le concept étant beaucoup moins à la mode qu’à l’époque (peut être parce qu’il a fini par se diffuser une fois la hype terminée), commençons par préciser ce dont on parle.
La collaboration sociale, souvent mal comprise ou réduite à l’usage d’outils « à la mode » du web 2.0 ou web participatif qui a éclos au début des années 2000, est une approche du travail fondée sur la circulation ouverte de l’information, la valorisation des contributions individuelles, et la construction collective du savoir, à l’échelle de l’organisation. Elle s’inspire des logiques du web social (profils, commentaires, réactions, communautés, contenu général par l’utilisateur…), mais appliquées au contexte professionnel. Son objectif n’est pas de « faire du réseau pour faire du réseau », mais de désiloter, fluidifier les échanges, rendre visible ce qui est souvent caché, et donner aux collaborateurs des espaces pour collaborer et apprendre les uns des autres, au-delà des lignes hiérarchiques.
Elle repose sur quelques principes fondamentaux : la transparence (créer et accéder à l’information n’est plus réservée à quelques-uns), la confiance (on ne partage pas si on se sent surveillé ou jugé), la participation volontaire (chacun contribue à la mesure de ce qu’il perçoit comme utile), et la reconnaissance implicite ou explicite des apports (likes, commentaires, mentions, valorisation par le management).
Mais sans cadre clair, implication managériale et sans finalité métier, ces principes restent lettre morte. Ce n’est pas un effet de mode ou un sujet humaniste : c’est potentiellement un vrai levier d’efficacité collective, à condition de le traiter comme un enjeu organisationnel et pas comme un simple déploiement d’outil.
La collaboration sociale n’est pas un problème de savoir-faire
Il faut arrêter de dire que les gens ne savent pas collaborer : il le font tous les jours dans leur vie personnelle sans même y penser. Ils réagissent, commentent, donnent des avis, posent des questions, partagent des articles, participent à des groupes, créent des groupes WhatsApp, publient des stories, animent des communautés en ligne.
Non, cette culture de la collaboration et du partage existe et les outils qui le permettent sont non maitrisés par le grand public mais, en plus, il n’y a presque plus de fracture générationnelle sur le sujet.
Cela me rappelle ce que je disais systématique lorsque j’intervenais dans des conférence sur la transformation digitale. Les entreprises se plaignent du décalage entre des clients très digitaux, qui en maitrisent les outils, les usages, et des salariés qui ne ne sont pas du tout et peinent à aller sur le terrain du client (Vos salariés sont ils vraiment nuls en numérique ?), être aussi informés et réactifs qu’eux, n’ont pas cette maitrise et cette fluidité avec les outils numériques qui leur permettent d’être pertinents pour satisfaire les clients.
Mais une telle vision suppose qu’il y ait deux catégories de personnes dans le monde : les salariés, qui passent leur vie au bureau, et les clients qui passent leu vie à être clients. Totalement irréaliste : on parle bien sûr des mêmes personnes à des moments différents de leur journée. Donc la question n’est pas là.
Les comportements sociaux numériques existent, sont maîtrisés, et sont massivement adoptés en dehors du bureau, ce qui pose problème, ce n’est pas la capacité à utiliser ces outils et d’en maîtriser les codes mais le fait que ces codes restent bloqués à la porte de l’entreprise quand bien même on essaie d’y faire rentrer les outils.
L’entreprise est un lieu de dissociation
En effet, dès qu’on rentre dans l’univers professionnelle, dès qu’on passe la porte du bureau, ces usages deviennent suspects.
On hésite à commenter de peur d’exposer une opinion, on n’ose pas liker de peur de prendre parti, on ne pose pas de question de peur d’exposer son ignorance, on n’ose pas prendre la parole de peur d’être jugé. On attend que les autres s’expriment, on lit (parfois), sans réagir (toujours).
On adopte une posture.
C’est un phénomène profond vieux de plusieurs dizaines d’années et semble même se renforcer sans cesse au fil du temps. Mais il ne tient pas à un outil mais à une règle implicite qui dit que le bureau n’est pas le lieu de l’expression personnelle. On doit y être mesuré, prudent, professionnel au sens le plus étroit du terme.
Quand on connait bien les gens dans et hors du bureau on constate même parfois une forme de dissociation symbolique. Si vous n’avez pas encore vu la série Severance vous devriez : elle met en scène un univers dystopique où les collaborateurs qui vivent une scission mentale entre leur vie personnelle et professionnelle avec en toile de fonds une critique du monde de l’entreprise qui nous force à oublier notre identité, notre singularité et nous manipule afin qu’on se fonde dans un collectif où d’une certaine manière on sacrifie l’identité sur l’autel de la productivité (Severance Is Not Only the Dystopian Future of Workplace Burnout…In Many Ways We’re Already There).
On n’en est pas là, bien sûr. En tout cas nos employeurs ne nous mettent pas une puce dans le cerveau pour qu’on oublie qui on est une fois qu’on monte dans l’ascenseur.
Mais sur le plan des usages, qu’on parle d’usages numériques ou simplement de relations entre personnes dans le bureau ou une salle de réunion, la dissociation existe déjà : elle est culturelle, implicite, et quasi normalisée.
Le problème n’est pas l’humain mais le cadre
Quand quelque chose ne fonctionne pas en entreprise j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que le problème était moins l’individu que le système (The Problem Isn’t the Employee, It’s the System). Cela vaut pour des sujets très opérationnels mais, je pense, également pour des choses plus culturelles ou comportementales.
Dire que la collaboration sociale ne fonctionne pas parce que « l’humain n’est pas fait pour ça » revient à fermer les yeux sur le fait que ce que nous appelons « comportement humain » est fortement influencé par les règles, les incitations et les environnements dans lesquels l’humain en question évolue.
Les gens savent collaborer. Mais collaborer en public, dans un cadre hiérarchisé, normé, sans filet, sans reconnaissance, et sans rituel… c’est autre chose.
Et c’est là que l’organisation joue un rôle fondamental : c’est à elle de créer les conditions pour que la collaboration sociale ne soit pas une prise de risque, mais une pratique aussi évidente que lorsque nous sommes chez nous, en famille, entre amis, en communauté, en ligne ou pas.
Ce qui suppose :
- Des objectifs clairs.
- Une animation structurée et incarnée.
- Une tolérance à l’expérimentation, à l’imperfection, voire à l’erreur.
- Une reconnaissance réelle des contributions.
- Une autorisation implicite et pourquoi pas explicite d’être soi-même tout en restant professionnel.
Ce qu’on appelle « nature humaine » est souvent un manque de permission
Ca n’est pas que les gens ne veulent pas contribuer, aider, partager mais qu’ils ne se sentent pas autorisés à le faire dans être jugés et, par la suite, pénalisés dans leur vie professionnelle.
Cette autorisation ne se décrète pas dans une note de service même si elle devrait avoir sa place dans toutes les chartes d’utilisation des outils numériques mais, pour que les collaborateurs y croient et s’en saisissent elle se construit par l’exemplarité, la pratique, le cadre et le sens.
Ceux qui prennent la parole en ligne dans le cadre de leur vie personnelle le font parce qu’ils y trouvent une valeur immédiate, peu importe sa nature (avoir une réponse, un avis, être reconnu…) sans se mettre outre mesure en danger et ceux qui se taisent au bureau sont simplement conditionnés à penser que ce n’est pas le lieu pour ça.
Mais n’oublions pas que ce sont les mêmes personnes.
Le paradoxe de la culture d’entreprise
Mais je n’ai pas répondu à la question du départ : la nature de qui ?
A mon avis ni celle des collaborateurs ni celle des managers mais celle de l’entreprise qui a une particularité : c’est devenu une construction indépendante qui n’est pas la somme des cultures des individus qui composent l’entreprise voire est leur exacte inverse. Mais si la culture d’entreprise est l’émanation des individus cela voudrait il dire qu’ils désirent se neutraliser eux-mêmes par peur du monde professionnel ?
C’est peut être la vraie question et peut être essaierai-je d’y répondre un autre jour.
Conclusion
La collaboration sociale n’est pas une utopie mais elle ne fonctionne que si elle repose sur l’autorisation d’être soi même et de s’engager, dans tous les sens du terme, en tant que tel.
Elle échoue dès qu’on la pense comme un catalyseur qui ferai que le collaborateur retrouve au bureau les usages qu’il a en dehors en dépit du fait qu’on lui interdise de faire valoir sa singularité.
Ca n’est pas une question de technologie comme trop ont voulu le croire mais d’alignement entre outils usages et culture.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)