Cela fait quelques temps qu’on commence à parler d’une nouvelle fonction dans des entreprises soucieuses de l’efficacité du travail et de l’expérience employé : le « Chief of Work ». Je ne suis pas partisan d’ajouter des « Chief Of » dès qu’un sujet émerge mais cela traduit tout de même une préoccupation quant à savoir qui, aujourd’hui, est responsable de la manière dont le travail est conçu, orchestré et vécu ?
En bref :
- Le rôle de « Chief of Work » émerge pour répondre à la fragmentation des responsabilités dans les entreprises, en se concentrant sur la conception, la coordination et l’expérience concrète du travail.
- Ce poste se distingue des fonctions RH traditionnelles en intégrant les dimensions opérationnelles, technologiques et managériales, avec une approche plus transversale et centrée sur le contexte de travail réel.
- La création de ce rôle révèle surtout un défaut structurel des organisations, qui peinent à concevoir le travail de manière cohérente et collective, préférant souvent ajouter des postes au lieu de repenser les pratiques existantes.
- L’exemple de Moderna illustre une alternative possible : fusionner RH et IT pour traiter ensemble les enjeux humains et technologiques du travail, sans recourir à un nouveau titre.
- Le design du travail devrait être une responsabilité distribuée entre tous les acteurs de l’entreprise : un Chief of Work n’est légitime que s’il aide à construire une culture partagée de l’amélioration continue.
Un symptôme de la fragmentation des responsabilités
Au départ le Chief of Work a pour vocation de réparer les conséquences de la fragmentation des reponsabilités (Chief of Work: A Modern(a) C‑Suite Role).
Les RH gèrent les personnes, l’IT les outils, les managers les objectifs, mais personne ne s’occupe vraiment du « travail en tant que tel ». Ce que vivent les salariés au quotidien, navigation entre outils (Quelle (digital) workplace experience pour vos collaborateurs ?), attentes floues, perte de temps, empilement de processus et complication organisationnelle (La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé), est trop souvent le résultat d’une absence à la fois de design organisationnel et de design du travail..
Dans cette perspective, le Chief of Work est vu comme un chef d’orchestre transversal, garant d’une expérience de travail fluide, humaine et opérationnelle. Un rôle d’autant plus important que les outils digitaux, l’IA, et les organisations hybrides ont rendu le travail plus complexe, mais aussi plus désincarné.
Le Chief of Work n’est pas un Chief Employee Experience Officer
Alors vous allez me dire qu’il y a des déjà des responsables de l’expérience employé dans certaines entreprises, peu importe le titre ou le grade qu’on leur donne et c’est vrai. La preuve, je l’ai été.
Mais le problème de ces directeurs de l’expérience employé est qu‘ils sont trop souvent issus du monde des RH et avec une feuille de route essentiellement RH et un focus sur la qualité de vie au travail.
C’est. quelque chose que j’ai vraiment vécu lorsque j’ai pris ce poste et j’ai rapidement compris qu’en restant sur ce périmètre je ne servirai pas à grand chose car le vrai problème des salariés n’est pas qu’on leur fasse des câlins quand ils ne travaillent pas mais au contraire qu’on s’occupe d’eux quand ils travaillent, dans leur contexte de travail en agissant sur tout ce qui influe sur ce contexte (outils, process, management etc).
Cela a d’ailleurs été confirmé par des études (Baromètre 2023 de l’expérience collaborateur : l’expérience employé face à ses contradictions) et cela m’a rapidement fait comprendre que l’expérience employé avait deux jambes : les People et les Opérations (RH et Opérations : le seul duo viable pour mener l’expérience employé et Est-ce une hérésie que de mettre « people » et « operations » dans la même phrase ?).
C’est ce qui a fait qu’après avoir poussé les limites de mon périmètre jusqu’au bout et collaboré avec nombre de managers pour les aider à améliorer la manière dont ils organisaient le travail de leurs équipes j’ai fini par hériter de la directions des opérations en plus de la fonction people.
Donc d’une certaine manière cela confirme le besoin pour un Chief of Work si, vu les profils disponibles et leur rattachement hérarchique, votre patron de l’expérience employé n’arrive pas à s’extirper des RH (L’humain est partout dans l’entreprise mais, dans le travail, les RH ne sont nulle part).
La création d’un rôle cache souvent un défaut de conception
Ce que cette fonction révèle, toutefois, c’est moins un besoin que l’aveu d’une organisation incapable de penser le travail autrement qu’à travers des silos.
Pourtant l’échec d’un collaborateur tient rarement à ses compétences individuelles, mais bien plus souvent à une mauvaise conception du travail et à un environnement inadapté (Right fit, wrong fit). Le « work design » n’est pas un sujet cosmétique mais une condition d’efficacité et d’engagement qui ne peut être adressée que transversalement.
Le Chief of Work est donc peut être une solution mais il est également l’expression d’un problème. Je partage ici les craintes et remarques d’Yves Morieux quant au fait de nommer un « head of quelque chose » dès qu’un sujet nouveau apparait (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué).
Je reprendrai l’exemple qu’il donne : quand on a un problème de qualité au lieu de nommer un « head of repairability » ne vaut il pas mieux collaborer de manière transverse pour faire disparaitre la non qualité à la base au lieu de s’organiser pour réparer ce qui tombe en panne avec ce que cela veut dire en termes d’ajouts de states hiérarchiques, de process et tout ce qui s’en suit.
Mais si on ne veut ou peut faire du work design, de l’excellence opérationnelle et de l’expérience employé une culture partagée à tous les niveaux de l’entreprise alors on peut désigner un Chief of Work, ce qui revient à confier à un individu le soin de réparer un problème systémique.
Dans ce cas le risque est alors double : soit l’entreprise désigne un énième rôle sans pouvoir réel et condamné à l’impuissance (comme le disait Clémenceau » quand tu veux enterrer un problème, tu crées une commission« ) soit elle pense que la création du poste suffit à corriger ce que la stratégie et la gouvernance ont laissé se dégrader.
En ce sens, le Chief of Work pourrait bien rejoindre la liste des titres riches de promesses mais faibles en impact, à l’image de certains Chief Happiness Officers.
L’exemple Moderna : repenser le travail sans ajouter une couche
Plus récemment, l’exemple de Moderna permet d’apporter une réponse plus opérationnelle (Fusion des RH et de l’IT : Moderna redessine son organisation pour et avec l’IA et RH/IT et réalité du travail chez Moderna : les non dits d’une réorganisation).
L’entreprise a fusionné ses fonctions RH et IT pour créer une fonction unifiée, pilotée par un Chief People and Digital Officer avec pour objectif de ne plus traiter séparément l’humain et la technologie, mais concevoir le travail comme un flux où humains et agents IA collaborent dans un système régulièrement réévalué. Pas de Chief of Work ici, mais une gouvernance réalignée sur le travail lui-même même si elle n’est pas sans poser quelques questions (Penser le travail comme un flux : séduisant mais est-ce réaliste ?).
Moderna montre qu’on peut s’attaquer aux racines du problème sans créer un nouveau poste, voire en en supprimant ce qui me rappelle d’une certaine manière mon expérience personnelle. Leur approche repose sur une responsabilisation des fonctions existantes, un lien plus fort entre RH et IT (mais où son les Ops?) et une compréhension des frictions du travail quotidien. C’est une démarche plus exigeante, mais aussi plus durable.
Le design du travail, une responsabilité partagée
Cela peut paraitre orthogonal par rapport à mon expérience mais je soutiens l’idée que le design du travail ne devrait pas être centralisé entre les mains d’un seul poste, mais distribué : les RH, les managers, les Ops, l’IT, et les collaborateurs eux-mêmes doivent y être associés. Concevoir un travail efficace, c’est d’abord une compétence collective.
Nommer une personne veut dire qu’on assume le fait que l’organisation ne peut se mettre en mouvement seule, qu’on manque de la culture adéquate voire d’intelligence collective (Ca n’est pas parce que le travail est invisible qu’on ne peut l’améliorer et Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue). Cela peut être une phase transitoire mais, à mon avis, la vocation d’un tel poste est d’organiser sa propre obsolescence une fois que les bons réflexes ont infusé l’organisation.
Il s’agit de rendre chacun capable d’identifier les points de friction, de proposer des ajustements, et de participer à l’amélioration continue de son environnement de travail.
Cela suppose un changement de culture pour que l’on cesse de traiter le travail comme un sujet figé pour en faire un objet de débat et d’expérimentation.
Conclusion
En conclusion, la question n’est pas tant : « Faut-il un Chief of Work ? » que : « Qui est responsable du travail aujourd’hui ? » Si ce rôle peut être un levier de transformation, il ne doit pas devenir un alibi. Il n’est utile que s’il est le symptôme d’une ambition plus large : celle de repenser le travail non comme un résultat, mais comme un objet de design et de responsabilité partagée.
Rendre le travail plus simple, plus lisible, plus cohérent n’est pas un projet qu’on délègue à un titre, mais un enjeu de maturité organisationnelle. Le Chief of Work, dans ce contexte, peut être utile. mais à condition de ne pas être seul à travailler sur le travail.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI).