OPEX, IA, automatisation : qu’advient il des travailleurs du savoir ? ?

-

Je suis tombé il y a quelques mois sur le dernier rapport de PEX Network sur l’excellence opérationnelle et la transformation des entreprises et si on ne sera pas surpris d’apprendre que dans un contexte de contraintes accrues et de recherche permanente d’agilité, les démarches d’excellence opérationnelles sont devenues plus stratégique que jamais, elles ne se cantonnent plus uniquement aux opérations industrielles. Désormais elles concernent toute l’organisation et qu’il s’agisse de service client, de finance, de RH ou de marketing, tous les métiers sont concernés.

On ne sera pas non plus surpris d’appendre que dans ce contexte l’intelligence artificielle s’impose comme le principal levier d’investissement à horizon 12 mois et la gestion du changement comme la compétence requise pour en garantir la réussite.

Mais à la lecture du rapport, une question qui me tient à coeur reste sans réponse: dans ce mouvement de transformation orchestré à grande échelle, que devient le travail du savoir (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?) ? Quid de l’expérience de ceux qui produisent la valeur non par le geste mais par l’analyse, la coordination, la créativité, la résolution de problèmes, la collaboration ?

En bref :

  • Les démarches d’excellence opérationnelle s’étendent désormais à l’ensemble des fonctions de l’entreprise et sont devenues un levier stratégique de transformation.
  • L’intelligence artificielle est perçue comme un levier majeur d’investissement pour simplifier, accélérer et augmenter les capacités humaines, sans les remplacer.
  • La réussite des transformations repose sur la gestion du changement, avec un focus sur la clarté des objectifs, l’implication des équipes et la dynamique collective.
  • L’amélioration continue s’applique de plus en plus aux fonctions cognitives, visant à alléger la charge mentale, structurer les flux et redonner du sens au travail.
  • Le développement de la culture de la donnée doit s’accompagner d’un renforcement du jugement, de l’esprit critique et de la compréhension des usages concrets.

Quelques chiffres pour commencer

Et si vous n »aimez pas les chiffres et voulez passer directement au coeur de mon propos vous pouvez aller scroller directement jusqu’à la section suivante.

Points clés

  • L’IA sera le principal domaine d’investissement en 2024-2025 pour soutenir la transformation.
  • Près de la moitié des entreprises (48%) déploient des stratégies de transformation à l’échelle de l’entreprise.
  • L’excellence opérationnelle (OPEX) est devenue critique pour soutenir la croissance, les retournements et les objectifs stratégiques.
  • La gestion du changement est l’approche la plus utilisée pour accompagner ces transformations.
  • L’amélioration des processus reste une priorité d’investissement pour les entreprises.

État global de l’OPEX et de la transformation

  • Les départements porteurs sont : opérations, lean/OPEX, expérience/digital.

Les entreprises sont à différents stades de maturité :

  • 33 % bâtissent leur cadre OPEX
  • 20 % sont en amélioration continue
  • 10 % n’ont pas encore commencé
  • Les sponsors principaux sont les CEO (27 %), le board (17 %) et les COO (11 %).

L’IA : impératif stratégique en progression

  • 58 % des entreprises ont lancé une réflexion sur l’IA.
  • 14 % ont un premier projet pilote en développement, et seulement 5 % en ont industrialisé plusieurs.

Les principaux cas d’usage :

  • Opérations (35 %)
  • Service client (29 %)
  • Traitement des données (24 %)
  • 47 % des entreprises prévoient d’investir dans l’IA dans les 12 prochains mois.
  • L’IA générative couplée au process mining est vue comme un levier pour obtenir des insights opérationnels.

Motivations et KPIs

Principaux moteurs de la transformation :

  • Objectifs stratégiques (47 %)
  • Gains d’efficacité (43 %)
  • Satisfaction client (32 %)

Indicateurs de succès privilégiés :

  • Gains de productivité (26 %)
  • Réduction des coûts (17 %)
  • Croissance du CA (14 %)

Freins majeurs :

  • Contraintes budgétaires (28 %)
  • Déconnexion stratégie/processus (11 %)
  • Résistances au changement (11 %)
  • Problèmes d’alignement culturel et de leadership

L’importance de la conduite du changement

  • 56 % investiront dans la culture et l’engagement des collaborateurs.
  • L’approche humaine, empathique et structurée est vitale pour limiter la résistance.
  • La communication proactive, la co-construction et la reconnaissance sont clés pour réussir la conduite du changement.

Le retour du (bon)sens et de la finalité du travail

Le rapport met l’accent sur l’importance du pilotage par des objectifs stratégiques clairs ce qui peut sembler une évidence mais ne l’est pas toujours.

Trop d’outils, trop de reporting, trop de couches intermédiaires ont en effet contribué à une perte de lisibilité sur ce qui a réellement du sens voire sur la finalité du travail. C’est ici que des démarches d’excellence opérationnelle bien menées montrent leur utilité : en reconnectant les équipes à ce qui compte, à la fameuse « north star », en leur permettant de comprendre ce qu’elles produisent, pour qui, et pourquoi. Pas pour justifier leur existence, mais pour retrouver de la cohérence entre effort et utilité.

L’IA comme levier de réhumanisation (et non de remplacement)

L’intelligence artificielle est omniprésente dans les plans de transformation et, dans le rapport PEX, elle n’est pas présentée comme une substitution brutale aux métiers humains, mais comme un moyen d’accélérer l’exécution, de simplifier la prise de décision, de traiter des volumes d’information inaccessibles autrement, dans la logique récemment adoptée par Moderna d’ailleurs (Fusion des RH et de l’IT : Moderna redessine son organisation pour et avec l’IA).

C’est une vraie opportunité à condition d’en faire bon usage. En effet, pour les travailleurs du savoir, l’IA ne doit pas devenir une béquille cognitive qui infantilise ou un moteur de déresponsabilisation mais peut et doit au contraire libérer du temps, décharger des tâches répétitives, réduire le reporting inutile. Elle peut donc redonner de l’espace à l’analyse, à la créativité, à la réflexion mais cela suppose de concevoir les cas d’usage dans une logique d’augmentation, pas de court-circuit.

La redécouverte de l’amélioration continue appliqué aux équipes

L’un des points les plus intéressants du rapport est le retour en force de l’amélioration continue. Longtemps cantonnée aux lignes de production ou aux flux logistiques, elle trouve désormais sa place dans les fonctions dites immatérielles : support, pilotage, marketing, finance et je ne vais pas m’en plaindre.

On peut enfin envisager d’appliquer les logiques du lean aux métiers cognitifs (Ca n’est pas parce que le travail est invisible qu’on ne peut l’améliorer) non pas pour les surveiller ou les presser, mais pour réduire le bruit, la surcharge informationnelle et cognitive, améliorer les flux de travail, structurer les interactions.

C »est là d’ailleurs que l’on retrouve à mon avis un écueil que partagent lean et IA. Le lean a souvent été dévoyé en étant utilisé que pour réduire les effectifs et c’est une des raisons de l’échec de nombreux projets et d’une défiance de la part des salariés alors que la nature de la démarche n’est pas du tout celle ci (Lean Isn’t About Cutting Heads — It’s About Growing People). Et beaucoup de choses me laissent croire que l’IA prend le même chemin.

Quant à la notion de flux appliquée aux travailleurs du savoir et même si je la trouve séduisante, il faut admettre qu’elle pose des questions auxquelles peu d’entreprises ont les réponses (Penser le travail comme un flux : séduisant mais est-ce réaliste ?).

Quoi qu’il en soir l’idée est de permettre aux équipes de proposer elles-mêmes les améliorations (Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue). Ce n’est pas à une direction transverse ou à un algorithme de dire comment le travail devrait être fait mais les équipes elles-mêmes, si on leur en donne les moyens, qui savent ce qui dysfonctionne et ce qu’il faut ajuster.

Ayons bieni en tête le concept d' »iceberg de l’ignorance) du chercheur Sidney Yoshita qui nous disait en son temps que si seuls 4% des problèmes sont perceptibles par les dirigeants, 100% le sont par les gens sur le terrain !

L’intelligence collective avant la technologie

Autre enseignement implicite du rapport : les transformations échouent rarement à cause des outils mais faute d’alignement humain, d’écoute, d’attention portée à la dynamique collective.

Les technologies, même les plus puissantes n’ont d’impact que si les rôles sont clairs, les attentes explicites, et leur implémentation réalisée en collaboration avec les utilisateurs. Les travailleurs du savoir, en particulier, ont besoin de marges d’expérimentation, de retours d’usage rapides et d’un dialogue ouvert sur les objectifs poursuivis. Sans cela, ils développent des stratégies d’évitement ou de contournement voire finissent par se désengager.

La gestion du changement n’est pas un volet du projet mais est le cœur du travail transformationnel. Elle ne se réduit pas à une formation et deux webinars. Elle commence dès la conception, dans la manière de poser le problème, d’impliquer les bons profils, de construire collectivement le chemin (Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche). L’excellence opérationnelle devient alors un catalyseur d’intelligence collective, et pas seulement un système de pilotage. D’une certaine manière on la retrouve à la fin dans la fin et les moyens.

L’enjeu de la data literacy et du jugement

Enfin, le rapport met en lumière un paradoxe que beaucoup vivent au quotidien : l’abondance de données ne crée pas nécessairement de la clarté voire crée une illusion de compréhension. De plus en plus de collaborateurs disposent d’indicateurs, de dashboards, de métriques sans toujours savoir comment les interpréter, les remettre en contexte, les croiser avec le réel.

Le risque est double : d’une part, celui d’agir à partir de données mal comprises, d’autre part celui de ne plus oser exercer son jugement. Or le jugement, dans les métiers du savoir, reste irremplaçable. Il faut donc renforcer la culture de la donnée non pas en formant tout le monde à Python ou au SQL, mais en développant l’esprit critique, la capacité à poser les bonnes questions, à articuler données, expérience terrain et intuition professionnelle.

Conclusion

Ce rapport laisse entrevoir une piste prometteuse : celle d’une excellence opérationnelle repensée, moins centrée sur les coûts et la vitesse, et plus attentive à la qualité du travail (Et si on parlait de la qualité du travail et Productivité : et si la qualité était la nouvelle quantité ?). Une OPEX augmentée, dans le bon sens du terme c’est à dire une OPEX qui clarifie sa finalité, qui réduit les irritants, qui automatise ce qui doit l’être, mais sans éteindre l’intelligence humaine.

Cela suppose de sortir d’une vision techno-centrée, qui empile les outils en espérant que la machine réglera le problème et de revenir à l’essentiel : le travail bien fait, la capacité à collaborer, à décider, à comprendre ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Ce qu’on dit pour la gouvernance d’entreprise est également valable pour les activités de production (Gouvernance augmentée : l’IA comme levier de lucidité collective).

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
You don’t speak french ? No matter ! The english version of this blog is one click away.
1,743FansJ'aime
11,559SuiveursSuivre
27AbonnésS'abonner

Récent