Le « work about work » : quand la réalité du travail consiste à faire fonctionner ce qui ne marche pas

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On a érigé l’activité et même la suractivité en dogme d’une image professionnelle soignée et rassurante. On coche des cases, on relance, on coordonne mais, chaque soir, on n’a pas le sentiment d’avoir fait avancer grand chose.

Ce que l’on appelle le « work about work », littéralement « le travail autour du travail » est devenu un mode de fonctionnement normal dans la plupart des organisations.

C’est une sorte de temps de compensation, mobilisé pour faire tourner des process défaillants ou pour compenser l’échec de l’organisation à structurer efficacement le travail qui absorbe l’essentiel de l’énergie collective.

Pire, plutôt que d’être source de productivité, ce surcroît de tâches finit par ruiner l’efficacité et l’engagement.

En bref :

  • Le « work about work » désigne l’ensemble des tâches périphériques (coordination, reporting, recherche d’information…) qui occupent une grande partie du temps de travail sans créer de valeur réelle.
  • Ce phénomène résulte d’un design organisationnel inadapté, fondé sur des processus obsolètes, des outils mal intégrés et une répartition floue des responsabilités.
  • Le coût du « work about work » est élevé : perte de productivité, désengagement, surcharge cognitive et burnout, notamment chez les managers.
  • Plutôt que d’automatiser l’existant, il est nécessaire de simplifier ou supprimer les processus inutiles, en pensant le travail en flux et en observant concrètement ce que font les salariés.
  • Le rôle du manager doit évoluer vers un soutien à l’efficacité du travail, et l’organisation dans son ensemble doit être repensée pour favoriser autonomie, clarté et valeur ajoutée.

Le Work About Work ?

Selon l’Anatomy of Work Index d’Asana, qui a interrogé plus de 10 000 travailleurs du savoir dans le monde, 60 % du temps de travail est consacré à des activités périphériques : communication, recherche d’information, changement d’outils, suivi de l’avancement ou des priorités… (How work about work gets in the way of real work) Ce temps, appelé work about work, détourne du travail « qualifié » pour lequel on est recruté.

C’est donc une constante voire une norme : la majorité du temps est consommée pour faire fonctionner et pallier à des systèmes défaillants à côté et à la place du travail qui devrait être fait.

Cette catégorie inclut, entre autres :

  • coordination entre outils mal intégrés,
  • recherche d’informations dans plusieurs systèmes,
  • reformulation ou recadrage de requêtes,
  • statuts, reporting, relances,
  • réunions d’alignement sans prise décision.

Ces tâches sont bien souvent là pour compenser des processus mal conçus ou des outils mal pensés : chacun devient un rustineur du système plutôt qu’un acteur productif.

Une dette structurelle sous-estimée

Le work about work est moins le résultat d’un mauvais usage du temps que la manifestation d’un design organisationnel inadapté, le plus souvent un héritage du passé qui est le plus gros frein à la croissance de vos équipes (How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth).

Pour commencer, des processus qui n’évoluent pas. Les organisations accumulent en effet des procédures au fil du temps, procédures qui finissent par devenir obsolètes mais jamais remises en cause. Selon Deloitte qui reprenait les chiffres d’Asana, les travailleurs passaient en moyenne 257 heures par an à naviguer dans des processus inefficaces, et 258 heures à dupliquer du travail ou participer à des réunions inutiles, soit environ 12 semaines de travail perdues par an (When work gets in the way of work: Reclaiming organizational capacity).

Vient ensuite une surcharge de travail non pas due à des choses qui doivent impérativement être faites mais, au contraire, à des choses qui ne devraient pas l’être. Et, comme le dit Drucker, « il n’y a rien de plus inutile que de faire avec efficacité quelque chose qui ne devrait pas du tout être fait« .

Une étude d’Eagle Hill Consulting qui date mars 2025 révèle que 68 % des salariés estiment passer régulièrement du temps sur des tâches à faible valeur et inefficaces (68 percent of U.S. workers say they regularly spend time on low value, inefficient tasks, new Eagle Hill Consulting research finds).

Ces pratiques créent une dette invisible, difficile à mesurer j’en conviens, mais qui se paye en terme d’usure cognitive, de désengagement et de perte de performance.

Les effets du travail inutile

Le work about work nourrit le burnout. Dans l’étude Asana, 63 % des répondants déclaraient avoir subi un burnout au cours de l’année écoulée. Il réduit aussi le temps disponible pour le travail qui compte vraiment : 27 % de temps en plus sur les tâches qualifiées mais 36 % en moins sur la stratégie (The average worker spends 58% of their time on ‘work about work’, finds research).

Un sentiment qui s’intensifie chez les managers qui passent 62 % de leur journée à ces tâches périphériques, contre 58 % pour les autres employés. En conséquence, 88 % des professionnels rapportent que des projets sensibles sont passés à la trappe à cause de ce volume de tâches sans impact ni intérêt. 

Cela induit une certaine forme de cynisme (« on fait comme si  »), un ralentissement des décisions, des conflits latents entre services et une détérioration de la coopération.

Il faut bien avoir en tête qu’à l’inverse des idées reçues, un des principaux leviers d’engagement et de rétention des collaborateurs ne se trouve dans les multiples initiatives RH mises en place dans cette perspective mais dans le design du travail (Right fit, wrong fit).

Le work about work est un symptôme de mauvais design

Ce n’est pas une erreur individuelle : c’est une conséquence du design organisationnel, des outils et des processus choisis sans prendre en compte le réel fonctionnement du terrain.

  • Les responsabilités ne sont pas clairement attribuées.
  • Les outils répondent souvent à des normes IT ou compliance, pas aux usages.
  • Les processus favorisent le contrôle, pas la fluidité.
  • Les équipes n’ont ni autonomie ni contexte, donc bricolent en permanence.

Là encore il faut bien comprendre qu’au delà des exhortations à toujours en faire plus et mieux et des ambitions dont on espère qu’elle suffiront à motiver les collaborateurs, le principal facteur limitant de la performance d’une organisation sont ses systèmes ! (« Vous ne vous élevez pas au niveau de vos objectifs. Vous retombez au niveau de vos systèmes ». (James Clear))

Transformer l’organisation plutôt que bricoler l’existant

Comme souvent tout cela n’est pas une fatalité et il y a largement moyen d’y remédier pourvu qu’on veuille s’en donner la peine.

Penser en flux

Tout d’abord en commençant par penser le travail en termes de flux et pas en termes de fonction. Comprenez : ce qui compte ça n’est pas ce que fait chacun à son niveau mais la vitesse à laquelle l’entreprise transforme un stimulus, une information, une demande, en une action ou livrable tangible.

En effet, ce qui compte au final n’est pas que chaque élément d’une chaine soit efficace mais que la chaine elle même le soit.

C’est d’ailleurs un sujet auquel on va être confronté avec l’IA en matière d’augmentation des collaborateurs (IA en entreprise : aller au delà de l’augmentation pour enfin transformer). A plus grande échelle c’est un des piliers de la transformation profonde lancée par Moderna (Fusion des RH et de l’IT : Moderna redessine son organisation pour et avec l’IA) même si cela n’est pas sans poser nombre de challenges en matières de KPIs (Penser le travail comme un flux : séduisant mais est-ce réaliste ?).

Comprendre ce que font les gens au travail

Ensuite en comprenant ce que font vraiment les gens au travail. Comme le faisait remarquer Yves Morieux (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué) personne ne sait ce que font les gens au quotidien et même pas leur manager de proximité. On sait ce qu’ils produisent ou sont supposés produire mais on ignore, parfois à dessein, comment ils y parviennent, tous les workarounds et mécanismes qu’ils mettent en oeuvre, chaque jour, pour compenser un travail mal organisé et mal conçu.

Pour cela on peut avoir recours à des méthodes très quantifiées qui vont être de plus en plus faciles à mettre en œuvre au fur et à mesure que l’on dispose de données sur à peu près tout et n’importe quoi (De quelles données avons nous besoin pour comprendre comment les gens travaillent ?) même si ça n’est pas sans poser des questions éthiques (L’organisation quantifiée : Graal ou Big Brother ?). Et qu’on arrête de dire que le travail du savoir étant par essence invisible on ne peut rien améliorer (Ca n’est pas parce que le travail est invisible qu’on ne peut l’améliorer).

Mais ça n’est pas suffisant et je recommande de ressortir les bonnes vieilles méthodes de Monsieur Taylor à savoir observer ce que font les gens, passer du temps à leurs coté et tout noter. Empirique mais diablement efficace.

Mais d’ailleurs cela vaut également quand vous allez vous poser la question de l’IA au travail, des flux à optimiser et des gains de productivité potentiels, ce qui relève peu ou prou du même questionnement. Comme me le faisait remarquer un consultant spécialisé en IA avec qui parlais dernièrement, les seuls retours sur les gains de productivité étant déclaratifs le seul moyen d’avoir quelque chose de tangible et de solide et c’est suivre les gens dans leur quotidien un chronomètre à la main et comparer avec ce que cela donne après le déploiement de l’IA.

Élaguer au lieu d’automatiser

J’ai coutume de dire qu’à chaque situation nouvelle au lieu d’essayer de prendre le sujet de manière systémique et s’adapter on ajoute des process et des strates hiérarchiques avec, comme résultat, ce qu’on observe aujourd’hui : une organisation qui a répondu à la complexité par de la complication et où le work about word sert de palliatif à des systèmes qui ne fonctionnent plus.

Peut être s’attend on qu’à force d’empiler cela va sédimenter et produire du pétrole mais pour l’instant ça produit surtout de l’inefficacité.

L’arrivée de l’IA va d’ailleurs être l’occasion de se poser les bonnes questions. Car non seulement il ne sert à rien de bien faire ce qui ne devrait pas être fait mais, en plus, automatiser quelque chose qui ne fonctionne pas amène à dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle qu’avant.

Je sais qu’en général un manger aime montrer son impact dès son arrivée et, pour cela qu’il ajoute des choses car c’est visible alors que la première question à se poser c’est savoir quoi enlever.

Simplifier les processus

Quand on ne peut supprimer on simplifie en ayant en tête qu’un processus qui n’est pas vécu comme un service est un processus qui empêche les gens de bien faire leur travail et qui joue, en général, contre l’organisation. Réduire le nombre de validations, rationaliser les outils, améliorer l’intégration et la transparence…rien de bien compliqué à condition qu’on ait envie de s’y attaquer.

Repenser le rôle du manager

Le manager doit être un architecte du travail, non un planificateur de réunions ou un expert capable de faire tout mieux que les membres de l’équipe sauf les faire grandir individuellement et collectivement.

Le premier niveau de lutte au niveau du work about work est le manager qui peut balayer devant sa propre porte et remonter les sources d’inéfficacité qui ne relèvent pas de lui. Le manager crée le contexte de la réussite des autres (L’entretien fictif avec Ted Lasso, le manager qui manage sans expertise) et la lutte contre le work about work devrait être un de ses premiers chantiers, il devrait même en faire une dynamique collective (Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue).

Pour aller plus loin

On n’est pas sur un phénomène nouveau et, peu importe le nom qu’on donne aux choses, il y a un certain nombre de recherches sérieuses qui vous montrent l’ampleur du problème.

Pour commencer, le modèle Job Demands-Resources (JD‑R) explique que le déséquilibre entre les exigences du poste et les ressources disponibles (clarté, autonomie, processus fiables) engendre stress et burnout (Job demands-resources model)

Ensuite, en ingénierie logicielle, des équipes étaient interrompues jusqu’à 150 fois par jour sur Slack la seule solution ayant réduit ces interruptions fut un rôle de dispatcher centralisé et une base de connaissances partagée (Interruption science).

Enfin, une étude académique de juillet 2020, toujours sur l’ingénierie logicielle, montre que les équipes passent en moyenne 7 h 45 min par semaine en réunions planifiées et 8 h 54 min en réunions non planifiées (Understanding coordination in global software engineering: A mixed-methods study on the use of meetings and Slack) ce qui laisse finalement peu de temps pour vraiment travailler.

Conclusion

Le work about work est bien plus qu’une perte de temps  mais le symptôme d’un système organisé sans cohérence, conçu sans comprendre la finalité du travail et ses contraintes, et perpétué voire amplifié par l’habitude. Il ne suffit pas d’ajouter des outils, de presser les équipes ou de jouer sur les horaires mais, au contraire, il faut repenser profondément le design organisationnel en se focalisant la réalité du travail, la valeur, la clarté et l’autonomie.

En éliminant ce travail invisible, en chassant les tâches de compensation, on récupère non seulement du temps mais surtout de l’énergie, du sens, de la capacité à vraiment travailler et de l’engagement.

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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