Depuis un an, l’enthousiasme autour de l’intelligence artificielle semble avoir dépassé la phase de découverte pour entrer dans celle de l’industrialisation. Chaque semaine, de nouveaux outils apparaissent, on valide des cas d’usage et les discours s’alignent sur un objectif quasi unique, à savoir automatiser, accélérer, optimiser. Mais cela m’amène toutefois à me poser une question : si tout le monde utilise les mêmes outils pour faire la même chose de la même manière, où est passée la différenciation ? Plus encore, si l’IA est censée produire de l’excellence, que la notion d’excellence quand elle devient accessible à tous ?
Cette question est loins d’être nouvelle. Nicholas Carr l’avait posée en 2004, à propos des technologies de l’information dans un bouquin que j’avais adoré à l’époque : Does IT matter ? : Information Technology and the Corrosion of Competitive Advantage. Elle revient aujourd’hui sur le devant de la scène car l’IA, en rendant imitables les savoirs formalisés, menace de transformer les avantages concurrentiels en standards industriels : quand l’excellence devient la norme elle devient banale donc n’est plus l’excellence. C’est ce mécanisme d’uniformisation, et ses conséquences organisationnelles, humaines et stratégiques, dont nous allons discuter dans cet article.
En bref :
- L’industrialisation de l’IA génère une uniformisation des pratiques qui réduit la différenciation entre les entreprises, en rendant les savoirs formalisés facilement imitables.
- Comme les technologies de l’information dans les années 2000, l’IA devient une commodité : elle améliore les performances mais ne constitue plus un avantage concurrentiel durable.
- L’automatisation excessive peut appauvrir l’expérience client (ex. Klarna) ou reproduire des biais (ex. Amazon), en vidant les interactions de leur richesse humaine et contextuelle.
- Les compétences clés comme l’intuition, le jugement ou le goût ne peuvent être automatisées et doivent être protégées comme sources de différenciation stratégique.
- Pour maintenir un avantage, les entreprises doivent créer des environnements d’apprentissage et d’incarnation du savoir, où l’IA soutient mais ne remplace pas le développement humain.
L’illusion de la différenciation par la technologie
Dans les années 2000, Nicholas Carr s’était attiré les foudres de l’establishment technologique en publiant Does IT Matter?, où il avançait que l’informatique, à force de devenir omniprésente, ne constituait plus un levier de différenciation par rapport à la concurrence. Son raisonnement était simple : les technologies de l’information, autrefois rares et complexes, étaient désormais accessibles à tous, normalisées, industrialisées, et mises en œuvre par les mêmes cabinets, avec les mêmes outils, suivant les mêmes méthodes. L’informatique était devenue une commodité, une infrastructure comme une autre, comparable à l’électricité ou à l’eau courante et ce qui avait pu, un temps, donner un avantage compétitif était désormais une obligation de conformité fonctionnelle.
Vingt-et-un ans plus tard, l’intelligence artificielle suit exactement le même chemin. L’euphorie initiale passée, les entreprises s’équipent à marche forcée : mêmes outils, mêmes modèles préentraînés, mêmes consultants. Toutes cherchent à automatiser le formalisable, documenter les tâches, capturer les process dans des prompts et des arbres de décision mais cette course au déploiement massif, sans réflexion stratégique sur l’usage différenciant, ne produit pas un avantage. Au contraire, elle fabrique une sorte d’uniformité et quand tout le monde fait mieux, personne n’a fait mieux que les autres.
En matière de technologie, la distinction entre ce qui crée un avantage et ce qui relève du ticket d’entrée sur un marché n’a jamais été aussi mince. L’IA, dans ses usages actuels, devient le nouvel ERP : elle fait tourner l’entreprise, mais elle ne la distingue plus (Un software qui aide à rationaliser vos processus ? Fuyez !). Pire encore, comme on va la voir, on peut facilement arriver à un nivellement des pratiques par le bas.
Klarna : de l’optimisation au désenchantement
L’exemple de Klarna est assez symptomatique de ce problème. La startup suédoise avait annoncé la suppression de 700 postes de service client, remplacés par des chatbots et se félicitait d’avoir atteint un pic d’efficacité qui avait amené à plus de 2 000 suppressions de postes. Les scripts étaient parfaits, les arbres décisionnels impeccables et, sur le papier au moins, tout est fluide. Mais dans la réalité, les clients s’en vont.
Face à la dégradation de la relation client Klarna fait soudainement machine arrière, réembauche, réinjecte de l’humain là où l’IA avait tout remplacé. Car si les scripts disaient « je comprends votre frustration », les clients, eux, comprenaient très bien qu’on ne les comprenait pas. La parole automatisée avait perdu le côté rassurant et humain de l’échange. En automatisant la relation l’entreprise avait en quelque sorte sacrifié l’intention.
Cette histoire est parfaitement racontée par Jean-Paul Paoli (When AI turns your secret sauce into ketchup) qui nous démontre comment l’automatisation du service client, en vidant l’échange de son humanité, a généré une expérience uniforme et peu engageante. Ce que l’entreprise a automatisé, elle l’a rendu imitable et, ce faisant, elle a cristallisé sa relation client dans une forme standard, réplicable, disponible sur étagère. En croyant transformer son excellence en système, elle l’a vidée de sa substance.
Les mots de son CEO au moment du rétropédalage sont pour le moins éloquents : « nous avons eu une révélation, dans un monde d’IA rien n’aura jamais autant de valeur que l’humain. Vous pouvez vous moquer de nous pour l’avoir réalisé si tard mais nous allons commencer à travailler pour que Klarna devienne le meilleur à proposer des humains à qui parler« .
L’erreur d’Amazon : quand l’IA apprend les biais passés
Le cas d’Amazon est tout aussi instructif. Entre 2014 et 2017, l’entreprise développe un algorithme de recrutement basé sur dix ans de données internes avec pour objectif de détecter les meilleurs candidats. Résultat : l’algorithme apprend à discriminer, pénalise les candidatures féminines, dévalue les CV issus de collèges féminins, et renforce les biais du passé en les figeant dans du code.
L’affaire avait été révélée en 2018 par Reuters (Insight – Amazon scraps secret AI recruiting tool that showed bias against women) : en tentant d’automatiser le jugement humain, Amazon a involontairement reproduit ses propres préjugés historiques. Ce que cette expérience montre, ce n’est pas seulement le danger de nourrir l’IA avec des données biaisées, c’est l’illusion qu’on peut traduire le discernement humain en règles formelles sans perdre ce qui en fait la richesse : la nuance, le contexte et la responsabilité.
L’entreprise pensait sécuriser sa capacité à recruter en la systématisant mais, en réalité, elle a miné sa capacité à juger. L’intelligence formelle, celle que l’on peut articuler, encoder, simuler, est toujours en retard d’un tour sur l’intelligence incarnée qui ressent, ajuste, prend le risque de parfois sortir des clous sur une intuition.
Un vrai avantage concurrentiel ne s’automatise pas
Il faut ici penser à l’opposé du discours dominant. L’IA permet aujourd’hui d’automatiser tout ce qui est documenté, explicite, reproductible, ce qui libère du temps, réduit les coûts, améliore la productivité sur des tâches de faible valeur cognitive. Mais ce que l’IA rend facile, elle rend aussi banal. Plus un savoir est facile à transmettre à une machine, plus il devient indifférenciant dans un contexte concurrentiel.
A l’inverse, ce qui reste difficile à simuler devient précisément ce qui mérite d’être protégé : l’intuition, le goût, le jugement. Ce sont ces formes de savoir incarné qui constituent le véritable avantage compétitif, non parce qu’elles sont magiques ou mystérieuses, mais parce qu’elles sont le fruit d’une histoire, d’une culture, d’un vécu. On ne décrète pas l’intuition, on la forge, on ne simule pas le goût, on l’éprouve. et on ne code pas le jugement, on l’exerce.
Comme le rappelle Paoli, Louis Vuitton n’a pas d’algorithme du luxe, pas plus qu’Apple ne peut documenter le « delight » ou qu’un bon manager ne décide selon un arbre binaire. Toutes ces formes de connaissance sont fondées sur des milliers de micro-expériences intégrées, sur une capacité à sentir avant de savoir, à deviner avant de modéliser et ce sont elles qui distinguent une entreprise d’une autre. Ce sont elles que l’IA, par essence, ne peut pas produire et que son déploiement massif risque, paradoxalement, d’éradiquer.
Le paradoxe de l’IA : moins de pratique, moins de futurs experts
C’est là que réside le piège de l’automatisation par l’IA : en voulant gagner en efficacité immédiate, on détruit les conditions d’apparition de la compétence de demain. Le chirurgien qui opère seul avec un robot ne transmet plus, le junior qui corrige les sorties d’un LLM ne construit plus d’intuition métier et le chef de projet qui fait relire ses recommandations stratégiques à Copilot ne se confronte plus au doute.
Tout cela a été fort bien décrit par Matt Beane, notamment dans The Skill Code où il observe que l’automatisation tend à interrompre les chaînes d’apprentissage traditionnelles : les novices font de moins en moins d’erreurs, mais apprennent aussi de moins en moins, car ils ne sont plus suffisamment intégrés aux processus où, avant, le jugement s’affinait. En supprimant les tâches « pénibles », on supprime aussi les occasions d’apprentissage et en croyant gagner du temps on perd en formation. L’optimisation a un prix : la désincarnation et la perte de jugement.
Les entreprises qui gagneront demain ne seront pas celles qui auront les meilleurs outils, mais celles qui auront su maintenir des parcours d’apprentissage, des moments où l’on se confronte au réel, des espaces de formation lente au jugement.
Protéger son avantage concurrentiel avec des espaces d’incarnation
Il est donc impératif de penser différemment l’intégration de l’IA, pas comme un moyen d’éliminer le travail humain mais comme un levier pour le valoriser. L’IA doit être réservée à ce qui est articulable, explicite, répétitif. Le reste, tout ce qui relève de l’interaction humaine, de la création, de l’incertitude, doit être vu comme stratégique, une sorte d’espace de différenciation.
Cela suppose de préserver certaines ambiguïtés et zones grises, de ne pas tout documenter, de ne pas transformer chaque culture d’entreprise en playbook. Cela suppose également de forcer les expériences incarnées : envoyer les chefs de produit sur le terrain, faire écouter les appels clients aux data scientists, créer des ateliers où le junior ne valide pas le prompt mais construit sa propre pensée.
Cela suppose également de recréer des binômes, des tandems humains-AI, où la machine exécute, mais où le mentor explique, corrige, transmet l’invisible : le moment où l’on doit briser la règle, les signaux faibles, le contexte implicite. Cela suppose enfin de voir dans certaines choses vues comme inefficaces ou peu productives (l’apprentissage, la redite, le feedback) non comme des coûts, mais des investissements dans le jugement.
Conclusion
Dans la ruée vers l’intelligence artificielle, il est tentant de croire que la victoire appartiendra à ceux qui iront le plus vite, qui automatiseront le plus, qui documenteront tout pour tout modéliser mais l’histoire récente, des ERP aux chatbots, nous enseigne que la technologie ne vaut que par l’usage qu’on en fait, et la valeur qu’elle crée dépend toujours de ce qui lui échappe.
L’IA peut tout à fait devenir un levier de performance mais elle ne deviendra jamais un levier de différenciation durable si elle se contente d’imiter, de résumer, de répondre. Ce qui distingue les entreprises, ce qui constitue leur culture, leur ADN, leur manière de décider, ne se code pas mais se construit, lentement, par l’expérience, le doute et la confrontation au réel. Et cela se transmet, non par l’automatisation, mais par l’apprentissage.
A l’heure où tout ce qui est formalisable devient reproductible, il devient vital de préserver ce qui ne l’est pas comme l’intuition, le jugement, la capacité à comprendre avant d’expliquer. Les entreprises qui sauront concevoir des environnements propices à l’incarnation de ces savoirs, à leur transmission, à leur développement, seront les seules à créer un avantage que l’IA ne pourra pas leur voler. Pas malgré l’IA, mais avec elle, à condition de lui assigner la bonne place.
Pour répondre à vos questions
L’IA automatise et diffuse des savoirs autrefois réservés à des experts. Ce qui faisait la différence devient rapidement un standard partagé. Les entreprises doivent donc chercher leur valeur ailleurs, dans l’usage spécifique qu’elles font de l’IA, plutôt que dans la simple adoption d’outils communs.
Quand chacun peut produire des résultats de qualité grâce aux mêmes outils, l’excellence n’est plus rare. Elle devient attendue, presque banale. Pour se distinguer, les entreprises doivent miser sur d’autres dimensions, comme la créativité, l’expérience ou la relation humaine.
Se limiter aux mêmes solutions, déployées de la même manière entraîne une homogénéisation des offres. Les entreprises risquent alors de perdre leur singularité et d’entrer dans une concurrence centrée sur les coûts. La différenciation doit venir d’usages créatifs et adaptés à leur stratégie.
Carr montrait déjà que les technologies, une fois généralisées, cessent d’être un avantage. L’IA suit le même chemin. Le défi n’est pas d’avoir la technologie, mais de l’employer de façon unique pour générer une valeur difficilement imitable.
La différenciation se joue dans l’intégration et l’originalité des usages. En associant IA, savoir-faire humain et identité propre, une entreprise peut transformer un outil standard en levier d’innovation et d’expérience unique.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI).








