Connaissez vous la loi de Coase sur les coûts de transaction et son impact sur la captation des gains de productivité ?

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A chaque vague technologique on a toujours la même promesse, à savoir produire plus, plus vite, avec moins de ressources. Pourtant la même question revient toujours : savoir où se logent les gains de productivité, et surtout qui en profite ?

Dans un précédent article, j’ai évoqué la loi de Shapiro et la manière dont certains acteurs de la chaîne s’arrogent l’essentiel de la valeur (Connaissez vous la « value chain squeeze » ou comment vos fournisseurs et vos clients vous volent vos gains de productivité ?). Une autre approche, plus ancienne mais toujours aussi pertinente, est celle de Ronald Coase. Ses travaux offrent en effet une grille de lecture utile pour comprendre pourquoi la reconfiguration des frontières organisationnelles, facilitée par la technologie, produit souvent une illusion de gain plus qu’une création réelle de valeur.

En bref :

  • Les progrès technologiques réduisent les coûts visibles en déplaçant le travail vers d’autres acteurs (clients, salariés, fournisseurs), mais cette réorganisation ne garantit pas une création réelle de valeur.
  • La théorie de Ronald Coase éclaire la manière dont les entreprises redéfinissent leurs frontières en fonction des coûts de transaction, qui évoluent avec les technologies et les contextes économiques.
  • Les dispositifs de self-service externalisent des tâches vers les clients, générant des gains apparents pour l’entreprise mais au risque de perte de satisfaction et de fidélité si l’équilibre perçu est rompu.
  • En interne, le transfert de tâches support vers les salariés allège le back-office mais augmente la charge invisible, grignote le temps productif et peut réduire la motivation et la productivité réelle.
  • L’externalisation accroît la dépendance stratégique et les risques, comme le montre le cas de Boeing, où la quête d’efficacité s’est retournée en vulnérabilité coûteuse, illustrant que la captation de valeur reste l’enjeu central.

Coase et les frontières de l’entreprise

En 1937, Ronald Coase publie The Nature of the Firm. Il se demandait pourquoi, si le marché est censé allouer les ressources de manière optimale, pourquoi il existait des entreprises qui internalisaient une partie du travail ?

La réponse tient dans la notion de coûts de transaction. Contracter avec un fournisseur exige du temps, de la recherche, de la négociation et du contrôle. Tant que ces coûts dépassent ceux de la coordination interne, il est plus rationnel d’intégrer l’activité mais dès que l’externe devient plus efficace, on externalise.

Cette frontière n’est donc pas figée. Elle évolue selon les contextes : nouvelles technologies, évolution des marchés, capacités de coordination internes. L’entreprise apparaît alors non pas comme un périmètre stable mais comme une organisation en mouvement dont les contours se redessinent en fonction des coûts relatifs de chaque option.

La technologie reconfigure les frontières

L’apport de Coase reste d’actualité à l’ère numérique. Les outils digitaux abaissent certains coûts de transaction, ce qui rend l’externalisation plus simple, plus rapide et moins coûteuse. A première vue, cela semble confirmer l’intuition de Coase : là où le marché est plus efficace, l’entreprise se rétracte.

Mais la révolution numérique ne se limite pas à arbitrer entre faire soi-même ou acheter à un fournisseur. Elle permet aussi de transférer des tâches vers deux autres acteurs : le client et le salarié. La frontière devient poreuse dans toutes les directions, et le cœur de l’organisation semble se délester mais pourtant, ce qu’on croit être une économie immédiate est souvent un simple transfert du travail.

Du guichet au self-service, le client travaille pour l’entreprise

Les banques, les compagnies aériennes et la grande distribution ont massivement adopté le modèle du self-service. L’opération qui nécessitait un employé comme un dépôt de chèque, l’enregistrement d’un vol ou le passage en caisse est désormais effectuée par le client lui-même, via une machine ou une application.

Pour l’entreprise, le gain est immédiat : moins de personnel, moins de charges fixes. Mais l’opération n’a pas disparu, elle a seulement changé de mains. Tant que le client considère l’échange équilibré, il accepte de consacrer son temps mais dès que l’expérience se dégrade ou que la relation perd en valeur, le coût déplacé revient sous forme d’insatisfaction, de perte de fidélité, voire de départ vers un concurrent.

Du support au self-management, le salarié devient son propre service

En interne, la logique est identique. Les outils numériques permettent de transférer aux salariés des tâches autrefois assumées par des fonctions support : saisie des notes de frais, réservation de voyages, gestion administrative ou reporting (Self-service employé : jusqu’où aller avant d’aller trop loin). Un constat que j’ai eu à maintes reprises l’occasion de faire voire de déplorer dans la mesure où force est souvent de reconnaitre que les fonctions support organisent le plus souvent leur efficacité au détriment des opérationnels (Des process conçus pour les mauvaises personnes: l’irritant #2 de l’expérience employé).

Sur le papier, l’entreprise allège donc son back-office mais dans la pratique ce sont les collaborateurs qui absorbent la charge. Le temps passé sur ces micro-tâches s’accumule, grignotant celui qui devrait être consacré au cœur de métier. A cela s’ajoute de plus une charge cognitive qui fragilise la motivation et réduit la productivité réelle. Le gain affiché est souvent annulé par des coûts invisibles.

De l’usine à la sous-traitance, l’efficacité devient dépendance

La sous-traitance illustre encore plus directement la logique de Coase. Lorsqu’un fournisseur produit mieux ou moins cher, l’entreprise externalise. Les bilans paraissent plus légers, les immobilisations diminuent, et la flexibilité semble augmenter.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En effet externaliser crée des dépendances stratégiques et une complexité nouvelle : les coûts de contrôle qualité augmentent, la coordination devient plus lourde, et les risques réputationnels ou logistiques s’accumulent. L’économie immédiate peut donc se transformer en vulnérabilité à moyen terme.

C’est d’ailleurs un des points que j’aurais pu ajouter dans mon article sur les conséquences dramatiques du changement de culture d’entreprise chez Boeing (Boeing : une culture et un slogan peuvent tuer une entreprise). Des divisions qui hébergeaient un réel savoir faire mais un savoir faire jugé non stratégique (la fabrication des fuselages…) sont devenues des « spin offs » pour en faire des prestataires externes. Plus rentable, certes, mais au prix de problèmes de collaboration, de contrôle qualité et de dépendance qui ont forcé Boeing à racheter cette entité qu’ils avaient externalisé.

Non seulement les problèmes de production et de qualité ont couté une fortune à Boeing mais alors que la vente de l’entité à un fonds d’investissement avait rapporté 1,2 milliards de dollars il a fallu débourser 4,3 milliards pour la racheter. Et encore ils n’ont pu racheter qu’une partie de l’entreprise normalement valorisée à plus de 8 milliards car, entre temps, Spirit AeroSystems (c’est son nom) avait commencé à travailler avec des concurrents et notamments Airbus qui a repris à ce moment le reste des activités.

Et je vous passe l’affaire du 787 pour lequel Boeing avait décidé ne pas seulement sous-traiter la fabrication mais carrément la conception et le développement de grands sous-ensembles, perdant de son plein gré et pour la première fois de son histoire la main sur la conception détaillée et les processus industriels.

Pas vraiment une décision rentable au bout du compte.

Conclusion

Ce tour d’horizon montre que la reconfiguration des frontières organisationnelles ne produit pas mécaniquement de la productivité car si l’entreprise réduit ses coûts visibles elle transfère le travail vers d’autres acteurs. Tant que clients, salariés ou fournisseurs acceptent d’absorber la charge, l’équilibre tien mais dès qu’ils demandent compensation sous forme de prix plus bas, de support accru ou de meilleures conditions ou, pire, défaillent, le gain disparaît du jour au lendemain et peut même se transformer en pertes.

A court terme, déplacer soulage mais à long terme, il ne crée rien si ce transfert ne se traduit pas en valeur consolidée. C’est précisément là que la réflexion de Coase croise celle de Shapiro : l’important n’est pas de savoir combien de travail on déplace, mais de savoir qui capte la valeur générée par ce déplacement. Les grandes plateformes du cloud en offrent l’illustration : les entreprises clientes réduisent leurs coûts internes mais ce sont AWS, Microsoft ou Google qui captent l’essentiel du bénéfice.

En conclusion la vraie question n’est pas de faire bouger sans cesse les frontières mais de s’assurer que ce redécoupage produit autre chose qu’une illusion comptable. Déplacer le travail n’est pas créer de la productivité et seule la capacité à transformer ce transfert en valeur dit in fine à qui l’opération profite vraiment.

FAQ

Quels sont les principaux enseignements de Ronald Coase sur les frontières de l’entreprise ?

Ronald Coase montre que les entreprises existent pour éviter des coûts de transaction trop élevés (négociation, contrôle, recherche de fournisseurs). Les frontières ne sont pas fixes : elles évoluent selon les coûts relatifs entre marché et organisation interne. Le numérique accentue ce mouvement en réduisant certains coûts, mais il ne crée pas toujours de valeur réelle. Pour les dirigeants, le vrai enjeu est donc de mesurer les coûts cachés derrière chaque décision d’internalisation ou d’externalisation.

En quoi le numérique a-t-il transformé la répartition du travail entre entreprise, clients et salariés ?

Les technologies digitales permettent aux entreprises de transférer des tâches vers les clients (self-service) et les salariés (processus administratifs en libre-service). Cela donne l’impression de gains rapides mais repose en fait sur une redistribution du travail. Si cette charge devient trop lourde ou dégrade l’expérience, l’avantage disparaît. L’économie affichée peut alors se transformer en perte de satisfaction client ou en baisse de productivité interne.

Le modèle du self-service est-il toujours bénéfique pour l’entreprise ?

Le self-service réduit les coûts en diminuant le recours au personnel, mais l’opération reste effectuée, désormais par le client. Tant que celui-ci juge l’expérience fluide et équitable, le modèle fonctionne. En revanche, si le service devient contraignant, il génère insatisfaction et perte de fidélité. Le gain dépend donc moins de l’automatisation que de la qualité perçue par l’utilisateur final.

Quels risques l’externalisation fait-elle peser sur la performance d’une entreprise ?

L’externalisation allège les bilans et accroît la flexibilité à court terme, mais elle crée des dépendances et des risques : contrôle qualité, coordination plus complexe, vulnérabilités logistiques ou réputationnelles. L’exemple de Boeing montre que ces choix peuvent coûter plus cher à long terme que les économies initiales. Externaliser exige donc d’évaluer attentivement les effets cachés sur la performance globale.

Pourquoi certains gains de productivité restent-ils une illusion comptable ?

Réduire ses coûts visibles ne signifie pas toujours créer de la valeur. Quand le travail est déplacé vers clients, salariés ou fournisseurs, l’équilibre peut se rompre s’ils demandent compensation. Dans ce cas, les gains affichés disparaissent rapidement. Le vrai enjeu est de savoir qui capte réellement la valeur générée. Les grandes plateformes numériques illustrent ce phénomène en concentrant les bénéfices, laissant aux entreprises clientes une économie souvent superficielle.

Illustration : générée par IA via ChatGPT.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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