Entretien fictif avec le Général de Gaulle sur la souveraineté numérique

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Et si Charles de Gaulle observait la situation actuelle où nos infrastructures critiques, les données des citoyens, les modèles d’intelligence artificielle ou encore les services publics reposent en grande partie sur des technologies étrangères ? Que penserait-il de notre rapport à la souveraineté à l’ère numérique ? L’homme du « discours de Phnom Penh », du « non » à l’intégration de l’OTAN, du pari du nucléaire civil et militaire français, pourrait-il envisager de laisser la France à la merci d’acteurs étrangers dans l’espace numérique ? J’ai imaginé cet entretien avec le Général, convoquant sa vision et sa posture pour répondre aux défis d’aujourd’hui.

Moi : Général, en votre temps, vous avez conçu l’indépendance de la France comme une exigence. Que vous inspire aujourd’hui la situation numérique du pays ?

Charles de Gaulle : Ce qu’on appelait hier l’indépendance militaire, économique ou diplomatique, se nomme aujourd’hui souveraineté numérique. Les termes changent, mais l’exigence demeure. On ne gouverne pas un pays libre en sous-traitant ses leviers de puissance à d’autres. Laisser nos données, nos infrastructures, nos décisions mêmes être filtrées ou commandées par des systèmes que nous ne contrôlons pas, c’est abdiquer, c’est se mettre en tutelle.

On entend souvent que les technologies étrangères sont plus avancées, plus efficaces…

Oui, et hier aussi on nous expliquait que d’autres faisaient mieux que nous : les Anglo-Saxons pour l’économie, les Soviétiques pour l’ordre, les Américains pour la puissance. Mais je vous le dis : la France ne se mesure pas à l’aune de la facilité ou du mimétisme. Elle se mesure à ce qu’elle décide pour elle-même. J’ai créé le Commissariat à l’énergie atomique, fait construire le plan calcul, fondé l’ENA et EDF non pas parce que c’était facile, mais parce que c’était nécessaire.

Diriez-vous que la souveraineté numérique est une nouvelle forme de stratégie nationale ?

Elle en est la condition. Imaginez une nation dont les communications, les administrations, l’information et même l’opinion dépendent de centres de données installés à Seattle ou en Californie ! C’est une vassalité nouvelle, plus pernicieuse que l’ancienne, parce qu’elle s’habille de confort et d’efficacité. Mais je l’affirme : la souveraineté ne se délègue pas, elle se défend.

Que feriez-vous, aujourd’hui, si vous étiez au pouvoir ?

Je réveillerais d’abord l’État. Non pour qu’il gère tout, mais pour qu’il impulse. L’État stratège est la condition de toute politique de long terme. Je lancerais une politique industrielle numérique avec la même volonté que celle qui nous fit entrer dans le nucléaire. Non pas pour copier les Américains, mais pour être libres.

Je convoquerais les chercheurs, les ingénieurs, les entreprises, les universités. Je leur dirais : « « « La France ne sera pas la colonie numérique du XXIe siècle » et je financerais ce projet comme une priorité nationale.

Mais certains disent que la souveraineté numérique est une illusion.

Ce sont souvent les mêmes qui disaient que l’indépendance militaire était une illusion, que la sortie du commandement intégré de l’OTAN était une erreur, que la bombe atomique française était une provocation. Et pourtant ? Pourtant nous avons tenu. Non par orgueil, mais parce qu’une nation n’existe que si elle croit en sa propre dignité.

Que pensez-vous des modèles d’intelligence artificielle qui influencent désormais la manière dont les citoyens accèdent à l’information, votent, consomment ?

Je me méfie de toute technique qui se substitue à la volonté. L’intelligence, qu’elle soit naturelle ou artificielle, n’a de sens que si elle sert une fin humaine. La liberté, la délibération, la vérité ne peuvent être déléguées à des algorithmes. Si l’on veut que la France demeure la France, il faut que les Français restent les auteurs de leur propre destin.

Général, certains disent qu’il est déjà trop tard. Que les GAFAM ont gagné. Qu’on ne pourra pas créer le nouveau Microsoft, le nouveau Google, ni même rattraper la course. Que leur répondez-vous ?

J’ai toujours entendu cela. En 1940, on disait que la guerre était perdue. En 1944, que la France ne se relèverait pas. En 1960, que nous étions condamnés à vivre sous le parapluie américain. Et pourtant ? Pourtant, nous avons tenu. Non par illusion, mais par volonté. La France ne se juge pas à l’aune de ce qu’elle ne peut pas faire, mais de ce qu’elle choisit de faire. L’avenir n’est jamais écrit d’avance et c’est à ceux qui s’organisent, qui croient, qui investissent, qu’il appartient.

Si la souveraineté numérique exige des sacrifices budgétaires, industriels, ou de confort pour les citoyens, faut-il les assumer ? Jusqu’où faut-il aller ?

Jusqu’à ce que la liberté soit assurée. Toute nation qui veut durer accepte les priorités. On ne peut vouloir une souveraineté numérique et en refuser les conséquences. Oui, il faudra payer plus cher certains services, changer nos habitudes, éduquer davantage, réguler mieux. Mais cela n’est rien comparé à ce que coûte l’asservissement. La vraie question n’est pas ce que cela coûte, mais ce que cela vaut.

Accepteriez-vous qu’une coalition européenne prenne le relais de l’indépendance nationale en matière numérique ? Ou bien faut-il que chaque nation garde son propre contrôle ?

L’Europe, si elle veut exister, doit se penser comme une puissance, non comme un marché. Je suis favorable à une ambition européenne, si elle est fondée sur la volonté politique et non sur la dilution. Une souveraineté numérique européenne, oui, à condition qu’elle soit une alliance délibérée entre nations libres, pas une délégation à une technocratie. L’Europe ne sera jamais forte si la France est faible.

Mais général, le monde a changé. Aujourd’hui, on parle d’investissements pharaoniques, de milliards que l’Europe n’a plus. On parle d’une course à la vitesse où le premier prend tout, d’un marché dominé par quelques géants qui dictent les règles. Que dites-vous à ceux qui pensent que c’est tout simplement hors de portée ?

Je leur dis que c’est justement parce que c’est difficile que cela vaut la peine d’être entrepris. Si la France ou l’Europe attendent que les conditions soient parfaites, elles n’agiront jamais. Quand j’ai lancé notre programme nucléaire, nous n’avions ni les moyens, ni la compétence, ni le temps. Mais nous avions la volonté. Dans toute grande entreprise, il faut commencer par croire que c’est possible, puis faire ce qui est nécessaire. La course n’est pas finie, au contraire, Elle commence à l’instant où l’on décide de ne plus subir.

Et où trouver l’argent pour financer cette ambition ? N’est-il pas illusoire de croire qu’une entreprise européenne pourra un jour rivaliser avec Google, Microsoft, Apple, Amazon ou Oracle ?

L’argent, on le trouve toujours pour ce que l’on juge vital. On en a trouvé pour renflouer les banques, pour subventionner des dépendances énergétiques, pour corriger les conséquences de nos renoncements. Eh bien, investissons plutôt dans nos capacités. Quant à rivaliser avec les géants américains, je vous le dis : il ne s’agit pas de les imiter, mais d’innover autrement. La grandeur ne se mesure pas en répétant l’empire des autres mais elle naît de ce qu’on ose imaginer pour soi.

Un dernier mot pour les dirigeants d’aujourd’hui ?

Ne confondez pas dépendance et modernité. La souveraineté n’est pas un archaïsme mais l’acte fondateur de toute politique digne de ce nom. J’ai dit un jour que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille ». Je dirais aujourd’hui : elle ne se fait pas non plus dans les serveurs des autres.

Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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