L’IA, moteur d’un emballement énergétique inédit

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Il y a des instants où la technologie, en voulant accélérer le monde, finit par accélérer sa propre contradiction. L’intelligence artificielle vit ce moment. Présentée comme un levier de décarbonation, elle devient, dans sa forme actuelle, un amplificateur des enjeux énergétiques et environnementaux.

Je ne prétends pas être un expert du sujet et certains dont c’est la spécialité en parlent beaucoup mieux et, surtout, avec davantage de conviction que moi mais aujourd’hui on ne peut plus regarder la technologie sous un angle purement technique ou productiviste en niant ses impacts politiques, géopolitiques et sociétaux. Construire la performance économique au détriment de celle de l’écosystème ne dure qu’un temps et mon admiration de longue date pour Antoine Riboud me force à me rappeler à l’occasion que l’économie, les gens et la société doivent avancer ensemble et pas être antagonistes. (Il y a 50 ans , le discours de Marseille. Et depuis ? Pas grand chose.) A fortiori à l’ère de l’IA même si des technologies déjà bien ancrées dans nos usages s’avèrent être des calamités environnementales et (Pourquoi l’IA ne sera jamais énergétiquement sobre et Numérique et environnement : des usages immatériels pour un impact réel).

Mais il y a quelques jours le Shift Project a publié un rapport qui met des chiffres précis sur la situation : le déploiement massif de l’IA générative propulse la consommation électrique mondiale des centres de données sur une trajectoire qui dépasse déjà tout scénario compatible avec la neutralité carbone (Intelligence artificielle, données, calculs : quelles infrastructures dans un monde décarboné ?).

Cela me semble donc une bonne opportunité de reparler du sujet en procédant à une légère mise en perspective mais en collant le plus possible à ce que dit le rapport. Après on peut être d’accord ou non sur les propositions du rapport et mes compétences en la matière m’empêchent de trop m’avancer sur le sujet par contre je pense que le constat, lui, s’impose à nous. Ensuite libre à chacun d’en faire ce qu’il veut, être plus ou moins radical dans les solutions à apporter ou même dire que finalement soit cela n’a aucune importance soit que la cause est perdue d’avance.

L’enjeu n’est en tout cas plus seulement technique, mais politique : qui aura la main sur l’énergie du numérique ? En effet, à mesure que l’IA s’impose comme horizon stratégique, elle transforme les infrastructures énergétiques en variable d’ajustement, relançant, au passage, des projets d’énergies fossiles fossiles qu’on croyait définitivement enterrés.


Quoi qu’il en soit, l’illusion d’un numérique dématérialisé est bel et bien derrière nous : il est redevenu industriel, lourd et profondément physique.

En bref :

  • L’intelligence artificielle, bien que présentée comme un levier de décarbonation, aggrave actuellement les enjeux énergétiques et environnementaux en raison de sa forte consommation d’électricité et de ressources matérielles.
  • Le déploiement massif de l’IA génère une « boucle usage-infrastructure », où l’anticipation de besoins futurs entraîne des investissements énergivores avant même l’existence d’usages concrets, accélérant ainsi la croissance de la consommation électrique.
  • Les promesses d’électricité « verte » ne compensent pas l’emballement actuel du secteur, qui conduit à la réactivation de centrales fossiles, soulignant une dépendance croissante à l’énergie plutôt qu’une réelle transition énergétique.
  • L’efficacité énergétique des technologies ne suffit plus à compenser l’explosion des usages : chaque gain de performance est annulé par une demande croissante, rendant indispensable une réflexion sur la sobriété fonctionnelle.
  • Le rapport du Shift Project appelle à une gouvernance claire et à des critères d’évaluation carbone pour encadrer les usages de l’IA, afin de réconcilier innovation technologique et responsabilité environnementale.

La promesse de décarbonation masque une ruée énergétique sans précédent

On s’était convaincus que le numérique allait nous aider à sortir du carbone. Il devait rendre les réseaux plus intelligents, l’industrie plus efficace, la société plus sobre. Pourtant, au moment même où l’intelligence artificielle s’impose comme symbole de la modernité, elle remet en marche ce que l’on croyait avoir ralenti, à savoir la machine à consommer de l’énergie.


Ce rapport sonne donc comme un rappel : l’IA n’est pas suspendue dans le nuage, elle est ancrée dans le sol, dans l’acier, dans le cuivre, dans les centrales qui l’alimentent. Derrière chaque « prompt” s’allume une salle de serveurs, et derrière chaque salle, une ligne électrique. L’illusion d’un numérique « virtuel » ne tient donc plus.

Le moment IA où le moteur qui s’emballe

Il faut revenir à novembre 2022. ChatGPT apparaît, et soudain, l’imaginaire collectif bascule.
L’IA n’est plus un outil industriel peu visible, elle devient un réflexe de langage, un horizon, et in fine une injonction. En deux ans, le monde a réagi comme un corps sous dopamine entre accélération et euphorie d’adoption. Les usages explosent, les infrastructures suivent. Et c’est là que la mécanique bien connue de l’effet rebond s’installe : plus on utilise plus on construit et plus on construit plus on utilise.

Le Shift Project parle d’une « boucle usage-infrastructure » : l’économie du calcul fonctionne désormais sur la promesse d’un futur besoin, justifiant des investissements massifs avant même que l’usage existe. C’est une croissance spéculative, mais « électrique » dans le mauvais sens du terme.


Entre 2023 et 2030, la consommation mondiale des data centers pourrait tripler, passant de 530 à près de 1 500 térawattheures. Des chiffres qui peuvent sembler abstraits mais qui parlent davantage si on se dit que cela équivaut à la consommation électrique d’un pays comme la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni ou encore à 10% de la consommation électrique mondiale.

A ce stade, ce n’est plus une infrastructure numérique, c’est un nouveau secteur énergétique.


Et la rhétorique d’ »IA pour le climat » n’y change rien : même les scénarios les plus optimistes prévoient jusqu’à 920 millions de tonnes de CO2 émises par la filière en 2035. Deux fois la France pour soutenir une industrie dont la croissance repose, paradoxalement, sur l’énergie qu’elle prétend optimiser et nourrir des modèles censés nous aider à prévoir les conséquences de ce qu’ils aggravent.

L’électricité, nouveau pétrole de l’IA

Les grands acteurs du numérique racontent une belle histoire : celle d’une électricité verte, garantie par des contrats censés financer des parcs solaires ou éoliens ailleurs. Une comptabilité parallèle où le solaire de l’Arizona rachète la conscience du cloud irlandais.


Mais sur le terrain, les faits se mesurent en mégawatts et aux États-Unis, les hyperscalers saturent les réseaux régionaux. Pour suivre le rythme, on rouvre des centrales à gaz. Meta en prévoit trois, Microsoft investit dans la relance de Three Mile Island (c’est du nucléaire donc un moindre mal mais ça reste la centrale qui a connu une fusion partielle du cœur d’un réacteur, le plus grave accident nucléaire aux États-Unis), Amazon rêve de petits réacteurs nucléaires, Google fore la géothermie à 5 km sous terre.

Les technologies dites « propres » arrivent trop tard pour alimenter l’emballement actuel alors on brûle du gaz, parce qu’il est là, rapidement et facilement utilisable et ce que l’on vend comme « transition énergétique » ressemble de plus en plus à un détour qu’à une nouvelle trajectoire.


Le numérique n’est pas sorti du carbone et il s’y réinstalle même par une autre porte : celle de la dépendance électrique. Et l’IA en est le porte l’étendard.

L’efficacité énergétique : une vieille illusion

Longtemps, le discours a été simple : chaque génération de processeur consomme moins pour faire plus.
Les chercheurs du Lawrence Berkeley Lab avaient même promis un « plafond » énergétique du numérique, grâce à des gains d’efficacité exponentiels. Résultat : en 2025, le plafond est devenu plancher. L’efficacité augmente, oui, mais les usages explosent plus vite encore. L’effet rebond, ce grand oublié de la communication technologique, vient de reprendre le dessus.

Le Shift Project le dit sans détour : croire que l’efficacité suffit, c’est confondre le rendement et la direction. On avance plus vite, mais pas forcément où il faudrait. Chaque optimisation locale est engloutie dans une croissance globale qui rend tout gain marginal.


Les serveurs deviennent plus performants mais ils se multiplient également. Chaque GPU gagne en puissance thermique, chaque data center double de taille, chaque modèle d’IA réclame cent fois plus de calculs que le précédent.


La performance énergétique ne compense pas la gloutonnerie énergétique du secteur.

Sobriété fonctionnelle : l’éléphant dans la pièce

Le débat public parle beaucoup de sobriété numérique qui se matérialise, au fond, par des ajustements techniques.


Mais la vraie question n’est pas de savoir si l’IA consomme moins par requête, c’est de savoir si la requête a un sens. La sobriété fonctionnelle, c’est celle qui interroge le besoin avant de le modéliser, et nous oblige à nous deamnder :  » quoi cela sert-il vraiment ? ».


Or, ni les politiques publiques ni les stratégies d’entreprise ne formulent cette question. L’IA est devenue un impératif stratégique, un passage obligé de toute feuille de route, même quand elle ne répond à rien.

Le Shift Project propose une méthode simple : évaluer chaque usage d’IA au regard de son bénéfice énergie-carbone net. Si l’impact est supérieur au gain, on l’abandonne. Cela paraît radical mais dans leur esprit c’est simplement rationnel.


Mais pour appliquer ce principe, il faut une gouvernance, un cadre, une hiérarchie des usages. Aujourd’hui, il n’y a rien. Ni plafond, ni boussole, ni arbitrage. L’innovation avance au nom d’elle-même, comme une centrale en surchauffe sans disjoncteur, une métaphore pas si éloignée de la réalité.

Reprendre la main sur le cap du progrès

L’étude du Shift Project ne condamne pas la technologie mais rappelle juste qu’elle ne s’auto-régule pas.
Une chose est certaine : le mythe du numérique propre s’effondre. L’IA ne flotte pas au-dessus du monde mais le traverse, in fine le chauffe, et puisque qu’elle mobilise des ressources physiques, elle doit être traitée comme un secteur physique. Avec des plafonds, des quotas, des choix.

Remettre la technologie à sa place, ce n’est pas la brider mais la gouverner. Dire qu’une IA ne mérite pas ses kilowatts, ce n’est pas s’opposer à l’innovation, c’est réapprendre à choisir.
Le véritable progrès ne se mesure pas à la vitesse du calcul, mais à la justesse du cap. et tant que l’on confondra puissance et pertinence, l’intelligence artificielle restera fidèle à son nom : brillante, mais artificielle.

Conclusion

Le numérique n’a jamais été immatériel, mais l’IA en révèle l’ampleur matérielle et les angles morts de sa gouvernance. Tant que le pilotage du numérique restera hors du champ de la planification énergétique, la trajectoire restera intenable : le numérique avancera à contre-sens du réel.
Il ne s’agit pas de freiner la technologie, mais de la rendre gouvernable c’est-à-dire mesurable, plafonnée et surtout orientée.


Réconcilier intelligence (humaine, pas artificielle) et responsabilité, c’est replacer l’innovation dans la chaîne des choix humains et pas au-dessus.

Pour répondre à vos questions…

Pourquoi l’intelligence artificielle pose-t-elle un problème énergétique ?

L’IA générative consomme énormément d’électricité à cause des centres de données qui la font fonctionner. Le Shift Project estime que cette consommation pourrait tripler d’ici 2030, atteignant celle de pays entiers. Chaque requête active des serveurs, des lignes électriques et des systèmes de refroidissement. Loin d’être immatérielle, l’IA devient un secteur industriel lourd, dont la croissance énergétique dépasse déjà les trajectoires compatibles avec la neutralité carbone.

L’IA aide-t-elle vraiment à lutter contre le changement climatique ?

En théorie, oui, car elle peut optimiser certains processus. En pratique, non, car la croissance de ses infrastructures annule les gains. D’ici 2035, la filière pourrait émettre jusqu’à 920 millions de tonnes de CO₂. Pour qu’elle devienne un vrai levier climatique, il faudrait réserver son usage aux applications dont le bénéfice carbone est prouvé et encadrer sa consommation énergétique.

Pourquoi les progrès techniques ne suffisent-ils pas à réduire l’impact du numérique ?

L’efficacité énergétique progresse, mais les usages explosent. C’est l’effet rebond : plus une technologie devient performante, plus elle est utilisée, ce qui fait grimper la consommation totale. Les serveurs se multiplient et les modèles d’IA deviennent toujours plus gourmands. En somme, on avance plus vite, mais pas forcément dans la bonne direction.

Qu’est-ce que la sobriété fonctionnelle appliquée à l’IA ?

C’est le fait de questionner l’utilité réelle d’un usage avant de le développer. Le Shift Project recommande d’évaluer chaque application selon son impact énergie-carbone net et d’abandonner celles qui aggravent le problème. Cette approche impose une hiérarchisation des usages et une gouvernance claire pour replacer l’innovation dans une logique de sens et de responsabilité.

Comment rendre l’IA plus soutenable ?

Il faut la traiter comme un secteur industriel soumis à des contraintes physiques. Cela passe par des plafonds de consommation, des quotas carbone et une planification énergétique adaptée. Gouverner l’IA, ce n’est pas la freiner, mais choisir ses usages selon leur utilité réelle et leur coût énergétique, afin de concilier progrès technologique et équilibre écologique.


Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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