Il y a quelque chose d’amusant dans la manière dont les entreprises essaient de résoudre leurs propres contradictions. On veut changer, mais sans déranger, accélérer, mais tout en gardant le contrôle. Alors, un jour, quelqu’un a eu une idée brillante : nommer un directeur de la transformation. Une fonction censée incarner l’avenir, réconcilier les opposés, et faire ce que les autres n’ont jamais eu le temps de faire. Et, depuis, des générations entières de comités exécutifs vivent avec l’illusion confortable qu’on peut déléguer le changement.
Sauf que non. On ne peut pas déléguer le changement. Et, surtout, on ne devrait pas avoir besoin de quelqu’un pour le piloter depuis un couloir parallèle à celui où se fait le vrai travail.
En bref :
- La création d’un poste de directeur de la transformation révèle surtout l’incapacité des organisations à intégrer le changement dans leur fonctionnement quotidien.
- Séparer la transformation du pilotage opérationnel crée deux mondes qui s’opposent, affaiblissant à la fois l’efficacité présente et la préparation de l’avenir.
- Le changement ne devrait pas être un projet isolé mais une manière durable de diriger, intégrée au travail quotidien de chacun.
- Le conflit entre directions opérationnelle et transformation résulte d’objectifs, de langages et de temporalités incompatibles, menant à des tensions inutiles.
- Une organisation efficace repose sur des dirigeants capables de concilier performance et transformation, plutôt que de séparer ces responsabilités.
La transformation comme aveu d’impuissance
Quand une organisation crée un poste dédié à la transformation, elle ne fait pas preuve de clairvoyance mais fait l’aveu qu’elle n’a pas su faire évoluer son management, son mode de décision ou ses priorités au rythme de son environnement. Elle reconnaît implicitement qu’elle a un « business as usual » qui tourne, et un autre qui devrait préparer demain. Deux mondes qui se regardent, se jugent, parfois s’ignorent et, souvent, se combattent
En effet, le problème, c’est qu’en séparant le quotidien et l’avenir, on condamne le plus souvent les deux. Le premier s’enferme dans la gestion du présent, obsédé par ses tableaux de bord tandis que second s’épuise dans des initiatives symboliques, parfois brillantes mais souvent sans suite, parce qu’elles ne sont pas ancrées dans la réalité opérationnelle.
McKinsey le rappelle d’ailleurs dans un papier récent (Beyond transformation: What we now know about driving bottom-line performance) : les entreprises qui réussissent à améliorer durablement leur performance ne séparent plus la transformation du pilotage du quotidien. Elles ne traitent plus le changement comme un projet, mais comme une manière d’exécuter différemment. Ce n’est pas une question d’organigramme, c’est une manière de diriger.
Le transformation ne peut plus se permettre d’être une activité isolée avec un début et une fin mais une activité permanente qui fait partie du travail quotidien (Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche). Je le dis avec autant de conviction que j’ai eu personnellement à faire face à ce type de situation où j’ai du mobiliser une équipe entière sur sa propre transformation continue en parallèle de son travail quotidien et que cela a très bien fonctionné (Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue).
Pour cela j’ai utilisé 3 messages :
1°) Nous sommes d’accord pour dire que la performance n’est pas au rendez vous mais vous n’êtes pas le problème. Le problème c’est le système et par contre vous détenez la solution (The Problem Isn’t the Employee, It’s the System et « Vous ne vous élevez pas au niveau de vos objectifs. Vous retombez au niveau de vos systèmes ». (James Clear)).
2°) Vous avez le choix entre dessiner votre futur ou laisser quelqu’un le faire pour vous sans savoir à quoi il ressemblera et sans même être surs d’en faire partie.
3°) Vous avez le choix entre faire de petites avancées chaque semaine ou subir un traumatisme changement majeur tous les 6 mois.
Après cela tient peut être à mon profil aussi à l’aise dans le pilotage de l’opérationnel que dans la transformation, sans quoi cette approche n’aurait pas été initiée mais le fait est que ça a très bien fonctionné.
Le conflit d’intérêts qu’on ne veut pas voir
On présente souvent le directeur de la transformation comme un catalyseur, un perturbateur positif mais, en pratique, il devient très vite une source de frictions. Inévitable vu qu’il est jugé sur des critères qui ne sont pas ceux des autres, il parle un langage que le reste de l’organisation ne comprend pas, ou ne veut pas entendre et invente le futur des autres sans que ceux-ci sachent quelle y sera leur place. Pendant qu’un directeur opérationnel cherche à tenir ses objectifs, son homologue « transformation » plaide pour qu’on prenne plus de risques, qu’on accepte de ralentir pour apprendre, qu’on revoie les priorités. Deux rationalités qui, sur le papier, peuvent cohabiter mais, dans la vraie vie, elles s’annulent.
Imaginez que quelqu’un ait pour mission de totalement refaire de la cave au grenier et remeubler la maison dont vous êtes propriétaire et dans laquelle vous habitez, pendant que vous y habitez et vous comprendrez rapidement pourquoi ils finissent par se regarder en chiens de faience. D’ailleurs à un moment vous vous demanderez s’il n’ambitionne pas de l’habiter à votre place une fois les travaux finis.
Dans l’exemple que je donnais plus haut, sachant qu’on m’avait confié la responsabilité la direction de cette BU pour la « remettre sur les rails », il n’était pas question pour moi de me battre pour faire fonctionner le quotidien en sachant que quelqu’un d’autre était en train d’inventer notre futur sans même être exposé en permanence à ce quotidien.
Là où les choses deviennent pour le moins amusantes c’est qu’en voulant introduire du changement, on installe en fait une couche supplémentaire de résistance. Le directeur de la transformation dérange ceux qui livrent, et finit souvent par être contourné. Quant au directeur opérationnel, il passe pour celui qui « ne comprend pas l’avenir » alors qu’il en est souvent parfaitement capable mais qu’on a juste donné la mission à un autre. Chacun a raison dans son registre, mais ensemble, ils sont incapables de produire autre chose que des tensions stériles.
Ce qui pourrait être une collaboration fructueuse devient un bras de fer permanent et au bout du compte, tout le monde finit par s’épuiser ou, pire, par s’habituer.
Mieux vaut une tête qui pense les deux qu’un couple qui se neutralise
Ce qu’il faut comprendre, c’est que transformation et performance ne sont pas deux métiers différents. Ce sont deux facettes d’une même responsabilité. Et si une entreprise estime qu’il lui faut deux personnes pour incarner ces deux dimensions, c’est qu’elle n’a pas trouvé la bonne.
Le vrai enjeu n’est pas d’avoir un directeur du changement, mais un dirigeant capable de piloter son activité tout en la transformant. Ce n’est pas une question de moyens mais de posture. Un dirigeant qui pense transformation sans livrer n’a aucun impact mais celui qui livre sans se transformer court droit à l’obsolescence. Celui qu’il faut c’est celui qui fait les deux, avec lucidité et sans chercher d’alibi structurel.
Et si, vraiment, on ne trouve pas cette perle rare, alors la solution n’est pas de découper le problème en deux, mais de s’interroger sur la manière dont on forme, évalue et accompagne nos dirigeants. Parce qu’au fond la transformation n’est pas un métier mais c’est la preuve qu’on a compris que son métier devait changer.
Conclusion
La vraie réussite c’est quand transformer n’est plus un projet, ni un service, ni un rôle, mais une façon naturelle de faire son travail. Le jour où l’on n’aura plus de « directeur de la transformation” c’est que l’entreprise aura enfin compris que le changement n’est pas un supplément d’âme mais une responsabilité collective.
A ce moment là, on ne parlera plus de transformation mais simplement de management.
Pour répondre à vos questions…
Créer ce poste traduit souvent une incapacité à faire évoluer le management au rythme du changement. En séparant transformation et opérations, l’entreprise admet qu’elle ne sait pas adapter son mode de décision. Le changement devient un projet à part, déconnecté du quotidien. Or, la transformation doit être une manière naturelle de travailler, pas une mission isolée confiée à un service.
En cloisonnant les deux, on oppose ceux qui livrent et ceux qui changent. Les premiers gèrent le présent, les seconds imaginent l’avenir sans ancrage réel. Résultat : inefficacité et frustrations. Les organisations performantes intègrent désormais la transformation au pilotage quotidien plutôt qu’à un projet séparé.
Il faut faire du changement une pratique continue. Chaque équipe doit améliorer son fonctionnement sans attendre une « grande transformation ». De petites évolutions régulières sont plus efficaces que des révolutions ponctuelles. Cela demande un management capable de piloter et transformer en même temps.
Ce rôle crée souvent des tensions avec les opérationnels. Le directeur de la transformation parle un langage différent et peut être perçu comme déconnecté. En voulant accélérer le changement, il ajoute en réalité une couche de résistance et de confusion.
Mieux vaut des dirigeants capables de gérer et transformer simultanément. Le changement ne doit pas être un métier à part, mais une responsabilité partagée. Quand les entreprises auront intégré cette logique, elles n’auront plus besoin de « directeur de la transformation ».
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)








