On les a présentés comme la prochaine grande révolution du travail collaboratif. Les réseaux sociaux d’entreprise devaient connecter les savoirs, rapprocher les équipes, libérer la circulation des idées. Ils promettaient de casser les silos, d’aplanir les hiérarchies, de donner à chacun une voix dans la conversation collective.
Pourtant, à peine quelques années après leur arrivée, la montagne a accouché d’une souris. Ces plateformes, censées être le cœur d’une nouvelle organisation du travail, sont devenues un canal de communication interne comme un autre et l’outil qui devait changer la manière de travailler n’a rien changé du tout (Grandeur et décadence des réseaux sociaux d’entreprise).
En bref :
- Les réseaux sociaux d’entreprise (RSE) ont échoué à transformer le travail collaboratif car ils sont restés à la marge des activités quotidiennes, sans intégration aux flux de travail ni changement d’organisation.
- Les rares usages efficaces, ancrés dans des tâches concrètes, sont restés isolés, freinés par un manque de volonté managériale et une vision centrée sur la communication plutôt que sur la collaboration.
- Les animations de communautés, souvent déconnectées du terrain et menées par des profils extérieurs aux métiers, ont renforcé la distance entre l’outil et les besoins réels des salariés.
- Des freins culturels et structurels (peur de s’exposer, absence de reconnaissance, pression sur la productivité) ont empêché l’adoption large d’une collaboration ouverte et fluide.
- La logique communautaire s’est finalement imposée ailleurs, intégrée directement aux outils métiers, prouvant que le concept était pertinent mais que son exécution dans les RSE avait été mal pensée.
Une promesse oubliée dès le départ
A leur arrivée, les réseaux sociaux d’entreprise étaient porteurs d’une promesse : fluidifier la collaboration, faciliter le partage des savoirs, rapprocher des équipes éloignées, accélérer la résolution de problèmes. Ils devaient prolonger le bureau physique dans l’espace numérique, non pas en le reproduisant mais en le réinventant. Pourtant, très vite, cette ambition s’est évanouie.
L’outil est resté un espace à part, fonctionnant à côté du travail plutôt qu’au cœur de celui-ci. On n’a pas modifié l’architecture du travail, on n’a pas intégré le réseau social dans les flux métiers dont il est resté une annexe, un supplément, que l’on consultait par curiosité plus que par nécessité. Logiquement, sans ancrage dans le quotidien, il n’avait aucune chance de devenir indispensable.
Quand l’usage dans le flux fonctionnait mais restait marginal
Les rares tentatives d’intégration directe dans le flux de travail ont pourtant montré leur efficacité. Là où l’échange en ligne était directement lié à une tâche à accomplir ou à un problème concret à résoudre, l’outil cessait d’être une salle virtuelle vide pour devenir un prolongement naturel de l’activité. On passait de la discussion pour la discussion à la contribution qui fait avancer un sujet (Les activités « in the flow » sont elles le remède aux freins culturels ?).
Mais ces exemples sont restés marginaux. Peu de managers ont osé imposer cette pratique, peu d’organisations ont voulu investir dans les intégrations nécessaires avec les outils métiers. La difficulté ne tenait pas à la technologie mais à la volonté : croire à ce modèle, comprendre ce qu’il impliquait et accepter de modifier le travail tel qu’il était organisé. Faute de cette conviction, on s’est replié sur ce qui semblait le plus simple : en faire un média interne, ce qui a été d’autant plus simple que parfois c’était la communication interne qui était à l’origine du projet. Cela a peut être biaisé nombre de projets dès le commencement d’ailleurs mais, en tout cas, on a une application parfaite de « chassez le naturel il revient au galop ».
Du réseau au média interne
Ce glissement n’est pas anodin. Dans l’entreprise, animer un réseau social est devenu synonyme de publier des informations, de susciter artificiellement des conversations autour de communautés qui, pour beaucoup, n’existaient pas spontanément. Des community managers, souvent extérieurs au métier, ont été chargés de créer de l’engagement sans aucune légitimité sur le sujet.
Cette animation « hors sol » a créé un fossé avec le terrain et ses réalités. Les salariés ont rapidement perçu la distance entre leur quotidien professionnel et cet espace qui, au mieux, divertissait, au pire, leur prenait du temps sans rien leur apporter. Faute d’ancrage métier, l’outil perdait sa pertinence.
A cela s’ajoute le fait que les entreprises ont voulu appeler communauté tout groupe de personnes qu’elles auraient aimé voir collaborer et ont ainsi créé des communautés de personnes qui n’avaient pas envie de participer (Leçons sur le difficile positionnement des communautés dans l’entreprise) ou utilisé le community management pour animer des groupes qui n’étaient pas des communautés au sens strict du terme (La participation à une communauté peut elle être obligatoire ? Oui…quand ça n’en est pas une…).
Réseaux sociaux grand public : mêmes effets, causes différentes
On pourrait y voir un parallèle avec l’évolution des réseaux sociaux grand public. J’ai déjà montré comment l’espace public, sur ces plateformes, a cédé du terrain aux espaces privés, et comment les échanges se sont transformés : les utilisateurs ne partagent plus ce qu’ils sont ou ce qu’ils savent, mais l’image qu’ils veulent projeter (Des réseaux sociaux aux médias sociaux : histoire d’une paupérisation relationnelle).
En entreprise, le phénomène a été différent, mais les effets comparables. Ici, ce n’est pas la construction d’une image qui a dominé, mais la peur de s’exposer. Prendre la parole dans une communauté d’experts ou d’intérêt, c’est accepter le risque d’être jugé, de ne pas être à la hauteur. Et cette inhibition est encore plus forte dans un contexte professionnel que dans la sphère personnelle, où les enjeux sont moins directement liés à la carrière (La collaboration sociale ne manque pas d’outils, elle manque de permission).
La peur de s’exposer, un frein évitable
Intégrer le réseau social au flux de travail aurait pu changer la donne. On ne demande pas à un salarié de prendre la parole mais de contribuer à un dossier, de répondre à une question métier, de documenter une solution. C’est une action factuelle, contextualisée, moins soumise au regard subjectif.
En plaçant l’outil dans le cœur des processus, on déplaçait la conversation vers le concret, vers le factuel, et on réduisait les freins psychologiques. Mais cette approche n’a pas été généralisée, souvent par manque de vision ou de courage organisationnel et les approches de routine sociale (Entreprise 2.0 : l’adoption par la « routine sociale « ) ou de socialisation des process (Socialiser son entreprise ? Qu’est ce que ce cela veut dire)que moi et d’autres proumouvions a eu du mal de trouver un écho auprès d’entreprises en recherche d’un outil autoporteur qui allait créer le changement sans qu’on ait à s’en occuper alors qu’on sait bien depuis la nuit des temps que dans la réalité c’est l’inverse qui se passe.
Les freins structurels n’ont rien arrangé
A cela se sont ajouté des obstacles plus profonds. Peu ou pas de reconnaissance pour ceux qui prennent le temps de partager, aucun espace dédié dans leur emploi du temps pour le faire et un double discours organisationnel : on célèbre le partage de connaissances tout en maintenant une pression qui laisse peu de place à autre chose que la production immédiate.
Ces contradictions finissent par épuiser même les contributeurs volontaires. Sans reconnaissance, sans intégration au quotidien, l’élan s’essouffle. On en vient alors à conclure, à tort, que ça ne marche pas, alors que c’est l’approche qui a échoué, pas le concept.
Logiquement on a fini avec des communautés artificielles maintenues en vie par un community management faisant office de respirateur artificiel.
Pire encore on a confondu management d’équipe et animation de communautés alors même que les managers ne voulaient pas s’impliquer dans ce qui était une transformation profonde de leur manière de faire (Parfois vous avez besoin d’un community manager. Parfois un simple manager suffit.).
Au final on a donc essayé de faire vivre deux mondes en parallèle sans travailler à la mise en place de synergies (Comprendre et positionner l’entreprise 2.0 dans l’entreprise « réelle ») mais, pour cela, encore eut il fallu qu’existe une volonté organisationnelle et managériale et ne pas espérer qu’un miracle arrive tout seul.
La bonne approche a gagné mais ailleurs
Ironie de l’histoire : la logique communautaire des réseaux sociaux d’entreprise a fini par s’imposer… mais ailleurs. On la retrouve aujourd’hui directement intégrée dans les outils métiers : espaces de conversation liés aux documents, fils de discussion attachés à une tâche, groupes collaboratifs associés à un projet.
Autrement dit, exactement là où elle aurait dû être dès le départ. Les réseaux sociaux d’entreprise n’ont pas échoué parce que le principe était mauvais, mais parce qu’on a refusé de les inscrire dans la réalité du travail et en les repositionnant comme un média, on a vidé leur promesse. En ne les plaçant pas au cœur des flux de travail, on a ainsi laissé passer l’occasion de changer en profondeur la façon dont les équipes collaborent.
Conclusion
L’histoire des réseaux sociaux d’entreprise n’est pas celle d’un mauvais outil, mais d’une occasion manquée. On a voulu importer un modèle conversationnel sans adopter les hypothèses nécessaires à son succès ( On ne doit pas s’attendre à ce qu’une application fonctionne dans un environnement dans lequel ses hypothèses ne sont pas valides). Ce qui a échoué, ce n’est pas la collaboration en réseau, mais notre incapacité à la penser dans le contexte du travail.
Aujourd’hui, les fonctions communautaires et conversationnelles prospèrent dans les outils métiers parce qu’elles y sont naturelles et intégrées à l’action, ce qui est bien la preuve qu’il n’y avait pas d’erreur de vision mais seulement un mauvais choix d’exécution. Et cette leçon vaut pour toutes les innovations : si elles ne s’inscrivent pas dans le quotidien elles restent au mieux des promesses et au pire des souvenirs.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)





