J’aime bien de temps en temps prendre un angle décalé pour étudier un sujet, comme c’est par exemple le cas avec les interviews factices.
Il y a quelques semaines j’ai vu dans mon feed Linkedin un post qui disait « et si demain la Chine rendait l’IA gratuite? ». Une quinzaine de lignes, simplement écrit, un scénario de fiction mais pas inintéressant pour autant.
Fiction ? Oui, on parle de quelque chose qui bien que possible est on ne peut plus improbable mais le passé récent nous apprend que la nature impossible ou improbable d’un événement est aujourd’hui toute relative.
Finalement cela m’a donné envie de creuser davantage et d’inaugurer une série de « chroniques dystopiques » pour explorer des scénarios improbables sachant qu’il arrive parfois de la réalité rejoigne la fiction ne serait-ce que sur des points de détail.
Et tant qu’à faire autant commencer par cette idée d’IA chinoise gratuite.
En bref :
- En 2025, la Chine rend ses IA gratuites dans le monde, affichant un discours d’inclusion mais poursuivant une stratégie d’influence technologique et géopolitique.
- Les pays du Sud global adoptent massivement ces outils, attirés par leur puissance et leur coût nul, tandis que l’Europe hésite entre principes éthiques et contraintes budgétaires.
- Les États-Unis subissent un choc majeur : leur modèle économique s’effondre, provoquant un revirement vers une régulation inspirée de l’Europe.
- En 2027, la dépendance cognitive s’installe : les IA chinoises influencent la pensée, les décisions et les contenus éducatifs dans de nombreux pays.
- En 2030, un monde fragmenté émerge, entre domination chinoise, réveil transatlantique et essor d’initiatives locales pour préserver la pluralité intellectuelle.
Le tournant : Pékin annonce la gratuité de l’IA pour tous
Nous sommes en mai 2025. Alors que la planète entière débat sur la régulation de l’intelligence artificielle sur fond de tension entre l’Europe et les Etats-Unis, une dépêche fait l’effet d’une bombe. Lors d’une conférence de presse inattendue le président Xi Jinping a déclaré la mise à disposition gratuite des modèles d’IA chinois à l’échelle mondiale.
La Chine va donc rendre accessible à tous, entreprises, gouvernements, citoyens ses IA de dernière génération dans le cadre d’un programme appelé « IA pour le peuple« .
Le discours officiel parle de justice technologique. Xi Jinping affirme que « le progrès ne peut être réservé à une élite technologique » et que l' »intelligence » qui s’est nourrie du savoir des Hommes est un produit de l’humanité qui ne saurait être monétisé.
La Chine entend ainsi se placer en bienfaiteur technologique de l’humanité, par opposition aux européens et, surtout, aux géants américains commercialisent leurs IA via des abonnements, des licences, des APIs coûteuses.
Le discours, faisant référence à l’inclusion, au bien commun et à la solidarité fait mouche et séduit particulièrement les pays à revenu faible et intermédiaire qui étaient les laissés pour compte de ce nouvel eldorado.
Bien sûr de nombreux analystes de s’y trompent pas et alertent à propos d’un agenda caché de la part des chinois.
Pour ceux là, derrière ce narratif bienveillant, l’objectif de la chine et des redistribuer les cartes de la puissance numérique mondiale. La gratuité n’est pas un geste philantropique mais un outil de politique économique et idéologique.
Il y aurait une volonté de fragilisation économique des acteurs dominants actuels. Les grandes entreprises américaines (OpenAI, Anthropic, Google DeepMind) fondent leur modèle sur l’accès payant à leurs IA et rendant ces services gratuits, la Chine crée un effet de dumping technologique. Elle pousse en effet ses concurrents à revoir leur pricing, met leur rentabilité à mal, et espère créer un mouvement massif de migration des utilisateurs vers ses plateformes.
L’initiative est également présentée comme un instrument d’influence idéologique. Les IA ne sont en effet pas neutres elles produisent des réponses, des résumés, des traductions, des suggestions et donc des représentations d’une réalité. En diffusant massivement ses modèles la Chine exporte ses biais cultuels, ses idéologiques, ses normes, sa vision du monde et de la société. Certains parlent même de diplomatie algorithmique à grande échelle
Pour finir la gratuité risque d’installer une dépendance structurelle : les états et entreprises qui adopteront ces IA se retrouveront captifs d’un écosystème logiciel. Une fois les usages installés, la résilience devient faible. Pékin aura la main sur les évolutions futures, sur les métadonnées collectées, sur les trajectoires d’innovation.
Six mois plus tard : adoption massive et panique occidentale
Dès l’été 2025 le programme « IA pour le peuple » rencontre un succès fulgurant. Les modèles chinois sont massivement adoptés dans des dizaines de pays, souvent sans débat public via des accords bilatéraux ou des choix techniques motivés par des contraintes budgétaires.
En Afrique, en Asie du Sud-Est, en Amérique latine, de nombreux gouvernements intègrent les IA chinoises dans leurs administrations. Leur motivation est simple : ces outils sont puissants, multilingues, faciles à déployer et, surtout, gratuits.
Pékin accompagne son programme d’une diplomatie technique agressive : dons d’infrastructures, envoi d’ingénieurs, formations subventionnées, création de centres d’innovation IA à Dakar ou Bogota. En six mois, la Chine devient le fournisseur par défaut d’intelligence artificielle dans tout le « Sud global« , ces pays caractérisés par un indice de développement humain et un PIB par habitant faible, majoritairement situés dans la partie sud des continents émergés.
De manière plus surprenante l’Union Européenne n’est pas insensible à l’initiative chinoise et si le mouvement est bien plus lent il est bien réel. Des administrations locales, des PME, et des universités commencent à utiliser les IA gratuites chinoises, faute d’alternatives abordables. Là encore c’est l’argument financier qui prime.
Mais cela ne se fait pas sans tension : avec d’un côté, les valeurs de souveraineté numérique, de protection des données, d’éthique et de l’autre, la réalité des coûts, l’efficacité perçue et la simplicité d’accès les valeurs se fracassent contre l’économie et on parle d’un débat des idéologues contre les pragmatiques. Les autorités européennes sont prisonnières d’une forme d’injonction paradoxale : comment défendre des principes fondateurs tout en étant dépendant de solutions étrangères ?
Mais c’est aux Etats-Unis que le choc est le plus grand. Malgré les efforts des Européens c’est bien là que sont les leaders mondiaux de l’IA et ces derniers voient leur modèle économique s’effondrer. Les utilisateurs se ruent sur les solutions gratuites, les investisseurs se retirent et le secteur de la tech commence à licencier massivement. Hors de lui, le président Trump convoque une task force sur « la sécurité nationale face à l’IA étrangère » pendant que, ruiné, Elon Musk tombe en disgrâce. L’explosion de la bulle de l’IA, improbable quelques mois plus tôt est une réalité (L’IA vers une impasse économique ?).
C’est un peu comme un « moment Pearl Harbor ». Un beau matin l’Amérique se réveille sidérée et réalise qu’elle a perdu à son propre jeu, celui d’imposer au monde un business model contre lequel personne ne peu aller. L’état stratège chinois est en train de réorienter le centre de gravité de la production cognitive mondiale
Deux ans plus tard : la dépendance cognitive se généralise
En 2027, une part croissante de l’activité intellectuelle mondiale transite par des modèles d’IA chinois. Le phénomène n’est plus technique : il devient culturel, normatif, cognitif.
Les IA ne se contentent plus de répondre à des questions mais elles organisent les manières de penser. Elles deviennent le filtre au travers duquel les enseignants, les professionnels, les citoyens interagissent avec la connaissance. Des filtres produits par des entités alignées sur les intérêts géopolitiques chinois.
On observe des glissements incontestables. Citations, exemples, réponses, figures de style sont en résonance avec le discours du parti.
De nombreux gouvernements commencent à alerter sur ce qu’ils nomment la perte d’autonomie cognitive mais le mal est déjà fait. Le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud identifient des cas où les outils IA chinois influencent les décisions publiques, les contenus éducatifs, les priorités politiques et les chercheurs parlent de « colonisation cognitive« .
La question qui se pose n’est plus de savoir qui fournit la technologie mais qui contrôle la manière de raisonner.
Mais c’est aux Etats-Unis que se passe le revirement le plus étonnant avec un changement doctrinal majeur.
Jusqu’ici ils dépensaient une vision ultra libérale de l’innovation : laisser les entreprises innover sans restriction, capter des parts de marché, créer de la valeur. Un modèle qui a explosé face à une puissance qui mobilise les ressources d’un état pour subventionner, structurer, déployer à perte.
Washington est donc contraint de réévaluer sa doctrine : sans régulation et sans soutien public son économie ne peut résister.
A partir de 2026 l’administration Trump commence à s’inspirer de l’approche européenne : régulation des modèles, audits indépendants, notation des risques algorithmiques, transparence des jeux de données, financements publics pour des modèles open source. Une agence fédérale de supervision de l’IA est créée.
Cette convergence donne naissance à une nouvelle alliance transatlantique pour une IA de confiance, régulée, pluraliste, opposée à la logique d’encerclement cognitif chinoise.
2030 : tensions, alternatives et réinvention
En 2030, le monde vit dans un paysage plus fragmenté que jamais.
L’empire cognitif chinois et ses IA gratuites dominent toujours une grande partie des usages dans le Sud global où elles sont devenues des infrastructures critiques : impossible de les désactiver sans effondrer des systèmes éducatifs, administratifs, sanitaires. Leur évolution reste opaque, les conditions d’usage sont régulièrement modifiées, les dépendances s’accentuent mais ces pays sont pris au piège. sortir de l’écosystème chinois devient un projet industriel à part entière, hors de portée de la plupart des gouvernements concernés.
De son côté et après de longues tergiversations sur fond de dissensions internes, l’Union européenne a engagé un effort de reconquête de souveraineté technologique. Plusieurs États membres, France et pays scandinaves en tête, ont lancé des programmes nationaux ou régionaux de développement d’IA éthique, régulée et interopérable en s’appuyant sur le cadre autrefois controversé du AI Act (L’AI Act Européen pour les nuls).
Ils ont structuré un écosystème basé sur des modèles open source, audités, parfois mutualisés. Ces IA, moins puissantes mais plus gouvernables, ont été intégrées dans l’administration, la justice, l’enseignement supérieur.
Mais cela a eu un prix : celui d‘une Europe à deux vitesses au bord de la scission et qui ne reste unie que grâce au projet de défense commune. En effet certains pays confrontés à des contraintes budgétaires ou ayant fait des choix politiques différents (Italie, Hongrie, Slovaquie, Portugal…), ont maintenu ou renforcé leur usage des modèles chinois, notamment pour les collectivités locales, les outils de traduction ou les services sociaux. Cela a créé une fracture intra-européenne sur le plan technologique et stratégique, difficile à résoudre et qui bloque toute forme de coopération dès lors que des échanges de données sont en jeu.
L’Europe continue donc son histoire en répétant son passé : d’un coté la consolidation de sa capacité normative et régulatrice désormais saluée à l’international comme un parfait équilibre entre innovation et sécurité et de l’autre la confrontation à ses propres limites internes, qui empêchent encore une réponse globale cohérente et coordonnée.
Quant aux Etats-Unis ils se sont « Européanisés ». La gratuité de l’IA chinoise avait dès le début été perçue comme opération d’influence hostile et, comme on l’a vu a provoqué un basculement doctrinal avec le renoncement à leur tradition de non-intervention dans l’innovation numérique.
Une série de lois fédérales a encadré la production, la diffusion et l’usage des IA sur le sol américain. Des financements massifs ont été dirigés vers les universités, les agences publiques et les consortiums industriels pour relancer une offre technologique alignée sur les valeurs démocratiques, la sécurité nationale et la transparence des modèles.
Ce tournant s’est traduit par une convergence inédite avec l’Europe. Des coopérations transatlantiques ont été mises en place pour mutualiser des référentiels éthiques, créer des infrastructures compatibles, et soutenir la production de modèles ouverts, fiables, explicables. La régulation, longtemps perçue comme un frein à l’innovation, est devenue un levier d’influence géopolitique et les fondations d’une dynamique transatlantique renaissante.
Mais les États-Unis sont ressortis affaiblis de cet épisode : leur tissu technologique privé, affaibli par la concurrence gratuite, peine à se réinventer dans un cadre plus encadré auquel il n’est pas culturellement habitué. Une nouvelle génération d’entreprises, hybrides, mêlant logiques commerciales et missions de service publiques, émerge lentement, poussées par une nouvelle idéologique qui accompagne le renouveau de la Silicon Valley.
La Chine, de son côté, a réussi à imposer ses modèles comme standards implicites dans plus de 70 pays. Elle a consolidé un réseau d’alliances technologiques durables, notamment avec des États à revenus intermédiaires, des organisations régionales et des entreprises publiques étrangères.
Mais cette réussite stratégique a également son prix. Le pays est en effet la proie de fragilités internes croissantes. Le contrôle idéologique strict imposé aux IA chinoises commence à freiner leur capacité d’innovation. Les entrepreneurs technologiques expriment, souvent à mots couverts, leur frustration face à la centralisation excessive des choix technologiques. Des tensions apparaissent entre les besoins d’adaptation locale des IA (par exemple, pour l’Afrique ou le monde arabe) et les contraintes de conformité idéologique imposées depuis Pékin.
À l’extérieur, plusieurs gouvernements ont exprimé leurs préoccupations sur la captation de données sensibles, sur l’opacité des mises à jour logicielles, et sur la standardisation implicite des contenus générés. Des initiatives locales de réappropriation des modèles commencent à émerger, avec un succès limité mais symboliquement important.
En effet ce contexte de polarisation extrême a permis à un troisième espace de se développer : celui des modèles d’IA communautaires, territoriaux, mutualisés. Des villes (Barcelone, Montevideo, Montréal), des universités, des coalitions d’ONG et de médias investissent dans la création de modèles d’IA à gouvernance partagée.
Leur ambition n’est pas la performance pure, mais la maîtrise collective, la transparence des logiques de traitement, et l’ancrage culturel des réponses générées. Ces IA sont limitées en puissance, mais se veulent riches en diversité. Elles redonnent aux usagers un pouvoir d’arbitrage et de recontextualisation et incarnent une forme de résistance cognitive distribuée, fondée sur la relocalisation des usages.
Elles ne constituent pas encore une alternative globale et n’ont pas vocation à l’être : elles cherchent avant tout à préserver la pluralité de la pensée et à éviter la standardisation cognitive à l’échelle de la planète. Mais elles démontrent qu’une autre trajectoire est possible si on pense l’IA comme un bien commun à gouverner, et non comme une marchandise à consommer.
Conclusion
Je dis souvent que dans l’IA la technologie est finalement secondaire par rapport à sa portée et que, d’ailleurs, ça n’est pas tant une affaire d’entreprises que de pays qui s’affrontent sur différentes dimensions au travers d’entreprises qui véhiculent leur idéologie.
Dans ce cas précis ça n’est pas une technologie qui a été exportée, mais une architecture de dépendance, économique, politique, cognitive.
Derrière l’accès à l’IA il y a le contrôle des conditions d’accès au savoir, des décision, de formulation de la pensée.
La probabilité de voir un pays s’imposer au niveau mondial à coup de dumping est plus que faible mais ce scénario de fiction nous montre ce qu’on a à perdre si un acteur dominant fait fi de toute éthique et que des approches critiquées aujourd’hui, parfois à juste titre, peuvent être notre planche de salut demain.
Illustration : générée par IA (DALL·E – OpenAI)