La promesse de la digital workplace c’est d’être l’endroit unique où se passe notre vie au travail : là où on travaille, collabore, socialise, s’engage…
On en a longtemps fait une question d’outils mais maintenant qu’il me semble que la question est réglée (quand il n’y a presque plus de concurrence sur les outils la question du choix disparait) on peut enfin commencer à parler d’usages.
Et qui dit usage dit travail et il est plutôt sain de ne plus parler de comment parler de la digital workplace pour s’intéresser à ce qu’on y fait.
A ce propos je relisais dernièrement le Microsoft Work Trend Index 2023(Work Trend Index Annual Report – Will AI Fix Work?) et j’y lisais que les salariés passent en moyenne 57 % de leur temps dans Microsoft 365 à communiquer (réunions, messages, e-mails), contre seulement 40 % à travailler dans les outils bureautiques donc créer des documents.
On parle bien du temps passé dans Microsoft 365 et pas du temps total passé au travail mais ça m’a tout de même fait me demander si produire des documents était vraiment travailler ou, en tout cas, si c’était toujours travailler.
Créer des documents est en effet devenu une activité dominante dans la plupart des entreprises mais est-ce ce que nous sommes pas, parfois, en train d’entretenir une illusion d’activité lorsque nous le faisons.
En bref :
- La digital workplace est désormais moins une question d’outils qu’une question d’usages réels.
- La production de documents est souvent devenue une fin en soi, créant une confusion entre le support de travail et le travail lui-même.
- La bureaucratie numérique entraîne une inflation documentaire qui dilue la productivité, malgré les promesses des outils numériques.
- La création de documents sert fréquemment de mécanisme de protection individuelle dans les organisations, au détriment de l’action et des résultats tangibles.
- Pour retrouver du sens dans le travail, il est essentiel d’interroger l’utilité, la contribution et la durée de vie de chaque document avant de le produire, afin de privilégier l’impact sur la formalisation.
La confusion entre le travail et son support
Au départ le document est un support qui sert à organiser, formaliser, transmettre. Sa vocation est de préparer ou accompagner le travail mais il n’est pas en soi le travail qui est la résultante des actions réalisées sur la base des informations contenues dans le document.
Pourtant j’ai fini par me rendre compte que dans beaucoup d’organisation la production de documents étaient devenue une fin en soi.
Rédiger une note, faire une présentation, faire un reporting devient un objectif même en l’absence d’usage effectif.
Livrer une note, poster une présentation sur Teams, envoyer un reporting par mail devient un objectif, même en l’absence d’usage effectif derrière.
Quand la production documentaire accapare davantage de temps que la production réelle cela ne peut que poser des questions en termes d’efficacité.
L’inflation documentaire : symptôme de la bureaucratie numérique
Ca n’a rien de nouveau. En 1955, l’historien britannique Cyril Northcote Parkinson posait la loi qui porte son nom :
« Le travail s’étend pour occuper tout le temps disponible pour son achèvement. »
Dans la digital workplace la loi de Parkinson se traduit par une inflation documentaire. Plus une organisation devient complexe plus elle génère de documents, le plus souvent pas pour agir mais pour donner l’illusion qu’elle agit voire justifier l’existence de certains fonctions dédiées au contrôle.
La note devient la preuve de la réflexion. La roadmap devient un substitut à la livraison. Le reporting devient un moyen de montrer qu’un service existe et fonctionne, indépendamment de son impact réel.
Et plus on produit de documents plus on perd du temps à les rechercher, à séparer le bon grain de l’ivraie.
Les digital workplaces, vendues comme des outils de productivité ne sont en fait que des accélérateurs de production et de diffusion documentaires.
Une enquête McKinsey de 2012 montrait que les salariés passent en moyenne 19% de leur temps à chercher des informations ou des documents nécessaires à leur travail (The social economy: Unlocking value and productivity through social technologies). En 2023 une étude Forrester parle de 30% (Knowledge Workers Lose 30% of Time Looking for Data: Forrester Study), en 2025 Atlassian dit à peu près la même chose avec 9 heures par semaine (Digital hide-and-seek’: Workers are wasting hundreds of hours a year sourcing the information they need to carry out their role), preuve que rien ne s’est amélioré malgré les soit disant améliorations apportées aux outils.
9 heures par semaine dédiés non pas à travailler mais à subir les effets de la surproduction documentaire.
Aujourd’hui on mesure plus la performance à la capacité à produire les preuves qu’on a essayé de faire quelque chose qu’à l’impact réel.
De la même manière que le présentéisme valorise davantage le fait d’être au bureau que ce qu’on y fait, on ici une sorte de culture du formalisme qui consiste à montrer qu’on travaille plutôt que faire avancer ce qui compte.
Travailler c’est transformer, pas documenter
Travailler ça n’est pas produire des supports ou, plutôt, ne devrait pas l’être. Au contraire c’est transformer de la connaissance et de l’information en action.
Écrire une procédure de traitement client n’améliore pas à elle seule l’expérience client, rédiger un plan projet n’aboutit à la livraison d’un projet et faire un compte rendu de réunion ne sert à rien s’il n’est pas suivi d’effets.
Un document n’est utile que s’il est actionné : s’il déclenche une décision, guide son exécution, sert de support à une collaboration productive. Sinon il n’est qu’un document qui prend de la place et ajoute à la surcharge informationnelle.
Comme le disait Peter Drucker :
« Il n’y a rien de plus inutile que de faire efficacement ce qui ne devrait pas être fait du tout. »
Le document comme protection individuelle
Dans un climat d’incertitude et un environnement complexe, produire des documents est une manière de se protéger.
En documentant produisant des notes, des présentations, en montrant ains des signes d’activité, un salarié peut chercher à se prémunir d’éventuelles critiques futures : « j’ai informé », « j’ai formalisé », « j’ai transmis ».
Peu importe que ça n’ai résulté en rien, qu’aucune action ou décision n’ait eu lieu : la trace existe.
C’est ce que le sociologue Michel Crozier décrivait déjà dans « Le phénomène bureaucratique » (1963) :
« La multiplication des règles, des écrits et des procédures permet aux individus de se protéger, mais elle freine l’action collective.
Dans la digital workplace moderne, cette dynamique est simplement passée d’une paperasse physique à une documentation numérique quasi illimitée. Comme toujours, le digital a rempli son office : faire les choses plus vite et à plus grande échelle. Peu importe que ces choses soient utiles ou non.
L’effet amplificateur des outils collaboratifs
Les outils de collaboration comme Microsoft 365, Google Workspace, Notion, Confluence, ont apporté d’immenses gains de flexibilité mais ils ont aussi démultiplié la tentation de produire des documents à bas coût cognitif.
Pire encore, l’arrivée de l’IA générative ne va que faciliter cette tendance à produire des documents : puisqu’on peut générer un texte en quelques secondes pourquoi s’en priver ?
Les démarches d’adoption insistent tellement sur le fait d’utiliser les outils qu’on a fini par oublier pourquoi on devait les utiliser.
Créer un document, en faire une nouvelle version, commenter, partager, refaire circuler est devenu aussi simple qu’un clic.
Résultat : on multiplie les itérations, les validations, les brouillons, sans jamais se demander à quoi sert le document.
Selon une étude de Asana (Anatomy of Work 2023), 60% du temps de travail est aujourd’hui absorbé par ce qu’ils appellent le « work about work » : recherche d’informations, coordination, discussions de suivi, documentation.
Moins de la moitié du temps est réellement consacré aux tâches qui ont une valeur ajoutée réelle.
Conclusion
Nous faisons face à une situation assez paradoxale : jamais les outils n’ont autant facilité la création de documents, et jamais la nécessité de faire le tri entre l’utile du superflu n’a été aussi forte.
Créer un document n’est pas travailler. C’est au mieux supporter un travail qui doit aller au delà, c’est au pire alimenter une machine bureaucratique qui étouffe le travail sous une avalanche de slides, de notes et de process.
Crédit visuel : Image générée par intelligence artificielle via ChatGPT (OpenAI)